Premier long métrage du Vietnamien Phan Dang Di, Bi, n’aie pas peur ! a obtenu le prix SACD à Cannes en 2010 et le Grand Prix du jury à Angers en 2011. Le jeune réalisateur très doué y mélange conflit familial et ambiances fascinantes pour évoquer un Vietnam entre deux mondes.
Bi, six ans, gravite autour de sa maison et des membres de sa famille. D’un côté les femmes, sa mère délaissée par un mari fuyant et sa tante hantée par son célibat. De l’autre un père qui s’oublie dans les bars et les salons de massage, et un grand-père dont la vie n’a été que voyages mystérieux et qui revient malade finir ses jours dans cette maison.
Difficile de résister à la bouille innocente et espiègle du petit garçon que la caméra suit, à sa hauteur, jusque dans le secret des autres personnages. C’est ce qui le fait accepter partout, et sur quoi repose en premier lieu ce film étrange, aussi sensoriel qu’écrit, qui dresse un pont d’influences entre Hanoï et Paris.
C’est que Bi, n’aie pas peur ! est un vrai film de famille, centré moins sur des problèmes spécifiques que sur l’impossible conjugaison des individus qui la composent, avec l’arrivée du grand-père comme l’événement qui catalyse le marasme d’une cohabitation usante. On pense notamment à Desplechin, également à un cinéma plus indistinct, à une habitude française de limiter le cercle d’intérêt des films à celui des familles. Si Phan Dang Di en profite pour traiter des conflits de génération dans une société brutalement passée de la tradition à la modernité, l’étonnant vient surtout du fait qu’il ne s’attache jamais aux mots, tout s’exprime par l’impact de l’environnement sur les être vivants. Comme en France, la famille fait vivre et tue, comme chez bien d’autres cinéastes asiatiques (et d’abord Tsai Ming-liang et Eric Khoo…) vie et mort passent par une atmosphère toute puissante qui travaille les matières et les corps comme de la guimauve. Liquides, humeurs, nourriture, expulsions, végétal, animal, croissances fulgurantes, fièvres.
Et jamais de choc frontal, les personnages ressentent terriblement mais ne formulent pas. Ils absorbent et se tordent, comme broyés par une glace en formation, ce qu’accompagne l’image, très belle, qui s’échappe parfois du sol pour devenir aérienne, à hauteur d’une nature poisseuse et humide. C’est par exemple un mouvement de bambous sous le vent qui parait presque anormal, un nuage de fleurs volantes, une pluie tropicale. Se construit alors un fantastique du quotidien où la frontière entre naturel et surnaturel n’est jamais franche, d’autant que l’enfance souvent prise comme centre permet un déplacement des réalités (magie de l’usine à glaçons, mystère du gros ouvrier tatoué, du bord de l’eau…).
Le film atteint ici une zone-limite. Ne reste parfois que la beauté d’un enchaînement abstrait d’images connectées par la mutation du vivant représenté : les excroissances de plantes ruisselantes, la sueur qui suinte de chaque pore, la bière bue avidement et son contact avec la peau, les intestins du grand-père qui se tordent et se déchirent, les formes vibrantes de corps jeunes et sensuels, les coups de rein durs lors d’une étreinte sur les blocs de béton d’une jetée. Collage thématique en oppositions ou prolongements, fonctionnant comme un sous-texte puissant et disons-le : exotique. Mais ce collage est inséparable d’un cousin de la psychologie française qui noie nombre de films de famille : un symbolisme parfois trop présent et lourd, qui vient contredire la beauté du film à force de justifications. C’est la figure du Père absent qui déteint sur tous les hommes du film et les rend pleutres et fantomatiques. C’est l’héroïsme de la femme forte qui se sacrifie, et – pour le personnage de la tante – l’impossible cohabitation des modes de vie modernes et traditionnels.
Mais on n’est pas loin de sentir un souffle animiste qui emmène le film au-delà de la chronique sociale, lui donne une dimension épique et mystérieuse. Le montage renforce cette impression, qui sert la narration mais évacue la voie classique des réactions humaines. Des ellipses radicales sautent l’évolution des relations, tranchent astucieusement des pans de l’histoire et des résolutions. La singularité qui en découle côtoie une hésitation sur la durée des scènes qui aboutit parfois en bizarreries injustifiées. Maladresses qui semblent de jeunesse et qui n’altèrent que bien peu la réussite et la maîtrise étonnante de ce premier long métrage.