Le second long métrage de Phan Dang Di (Bi, n’aie pas peur !) laisse un sentiment étrange qu’on n’ose qualifier sèchement de déception — comme s’il relevait d’un projet cinématographique qui commencerait par susciter quelque chose de captivant, pour le délaisser en cours de route au profit de qualités qui le seraient moins. Comme son prédécesseur, Mekong Stories compose le portrait d’un microcosme familial ou s’en approchant, aux liens pas si aisés. Vu, jeune apprenti photographe, vit à Saïgon sur la rive du fleuve. Son père, venu en visite de la campagne et avec qui il ne paraît pas très à l’aise, le verrait bien casé avec sa jeune colocataire. Mais lui en pince pour Thang, videur d’une boîte de nuit et petit trafiquant, avec qui il partage la fascination pour la jeune Van qui danse chaque soir pour les clients de la boîte en rêvant d’un avenir meilleur.
Autour de cette poignée de personnages, d’histoires et d’aspirations, s’en greffent d’autres — chaque séquence, dessinant un certain degré d’ellipse avec les précédentes, semble pouvoir apporter son lot de personnages, d’histoires, d’aspirations, enrichissant la polyphonie du récit à son gré, sans souci de mécanique de conteur, se laissant libre d’arpenter les nouvelles pistes ou de creuser les anciennes. Ainsi cette première partie chorale dessine-t-elle peu à peu un certain portrait de la jeunesse de Saïgon à l’aube du millénaire (nous sommes au début des années 2000), où les individus vivent leur vie et leurs espoirs sans exaltation ni fatalisme, jusqu’à envisager presque sereinement des décisions pour le moins lourdes de conséquences pour leur avenir (faut-il renoncer à procréer pour soulager sa précarité financière ?). Ce portrait-là séduit parce qu’il ne paraît pas entravé par quelque logique narrative, parce que ses ellipses laissent imaginer des récits individuels suivant leur cours hors champ, parce qu’à l’instar de ses personnages il se refuse à forcer l’expression des sentiments ni les manifestations de quelque destin.
Retour au travail
Puis, à mi-chemin, le film semble se décider à se donner une direction à suivre, et partant de là, rapidement, le charme particulier de ses débuts s’estompe. Il y a d’abord cet intermède à la campagne chez le père de Vu. La fin de ce passage met mal à l’aise, mais pas vraiment pour de bonnes raisons : des choses secrètes y viennent au jour, des comportements pulsionnels et parfois surprenants s’y expriment, mais Phan Dang Di a la mauvaise idée d’enrober cela dans une figuration de sensualité et un rapport à la nature qui font l’effet d’une surcouche signifiante, d’un vernis où l’on soupçonne à la fois l’auteurisme et la recherche de l’image marquante et symbolique, et qui dès lors ne convainquent pas franchement. La figure paternelle tourmentée, la désinhibition sexuelle, la pluie et la boue sont des signaux qui renvoient ouvertement à Bi, n’aie pas peur ! (le père de Bi et celui de Vu sont joués par le même acteur), mais à supposer que ces rappels relèvent d’un sincère élan de cinéaste plutôt que d’un effet de signature, les visions qu’ils génèrent paraissent trop figées, trop installées, trop marquées par la volonté de l’auteur d’élaborer des images et du sens.
On retrouve par la suite ces personnages dans Saïgon, à reprendre leurs activités et leurs projets, cependant la désillusion est passée par là, la ville et ses habitants bouillonnent toujours mais le cœur n’y est plus. Or à cette conséquence prévisible se superpose une autre désillusion, celle d’avoir vu le film passer d’une sensation de pureté du geste explorateur d’un groupe (filmer un vrai espace de vie vibrant sans artifices contraignants, avec une sensibilité non feinte envers les êtres, les corps et les devenirs possibles) à quelque chose de plus programmatique, de plus contrôlé, et dont la sincérité est devenue moins évidente. Peut-être était-ce là un de ses objectifs : matérialiser le désenchantement du regard sur une existence pleine d’obstacles prenant soudain tout leur poids. Tout de même, on ne peut s’empêcher de regretter de voir s’étioler une proposition de cinéma à l’écoute d’une certaine vibration du monde, et lui préférer le suivi plus dirigé de pistes plus raidement tracées (les incertitudes de la jeunesse, la nature propice aux épanchements des instincts), si soigneusement arpentées soient-elles par le filmage.