Au Vietnam, Bi, six ans, gravite autour de sa maison et des membres qui la composent. S’ils se croisent, il est le seul à véritablement pénétrer leurs univers, tous différents. D’un côté les femmes, sa mère délaissée par un mari fuyant, sa tante toujours seule, à la recherche d’un mari, la cuisinière qui avec le temps a presque acquis le statut de grand-mère. De l’autre le père, et le grand-père qui a passé sa vie en déplacements mystérieux et qui revient malade finir ses jours dans cette maison. On est loin ici du film de famille à la française. Les conflits ne sont pas ciblés, non pas qu’ils soient délaissés par le jeune cinéaste Phan Dang Di, ce serait plutôt que cette famille les évite, à tel point que personne ne communique.
Pas d’affrontement, tout se fantasme, se rêve, s’évacue en cachette et se somatise. D’où une grande cohérence de forme, car si Bi, Dung So ! est très ancré sur son scénario, il se caractérise par une approche extrêmement sensitive. Les personnages ressentent et ne formulent pas, ce qu’accompagne l’image, très belle et probablement fortement travaillée en postproduction (sensation récurrente d’effets ou de filtres, de trucages…) Mais à l’instar des sentiments, de la violence des relations ravalées, ces effets sont comme niés. C’est par exemple le mouvement de bambous sous le vent qui parait anormal, un nuage de fleurs volantes, la violence des changements de couleur et l’opposition constante des éléments… Se construit alors un fantastique du quotidien, où la frontière entre naturel et surnaturel n’est jamais franche, d’autant que l’enfance souvent prise comme centre permet un déplacement des réalités (magie de l’usine à glaçons, mystère de l’homme tatoué, du bord de l’eau…)
On pourra analyser l’hymne à la femme face aux hommes lâches, comme le revendique Phan Dang Di, la terrible relation au père lorsqu’une constante absence a rendu impossible toute coprésence et lorsque son retour dans la maison familiale écrase littéralement le fils. De même les femmes qui représentent la responsabilité, la sagesse, comme un appel à une autonomie. Pourtant la force du film réside avant tout dans le traitement de ces relations, non pas une absence de psychologie mais son vecteur : le corps. Dans la moiteur étouffante du Vietnam, les corps éprouvent le paysage. La sueur constante du père et de ses compagnons de beuverie annonce comme leur pourrissement. La nourriture est aussi présente, absorption frénétique qui devient graisse au lieu d’énergie, quand les femmes, aux formes gracieuses et généreuses, servent plutôt que consomment. Les malaises se transpirent littéralement, chacun tentant de se purifier comme il peut, d’où l’usage récurrent de la glace, contre le front pour se rafraîchir, contre le ventre liquéfié du grand-père pour apaiser la douleur, à la manière d’un sex-toy pour la tante. On pourra reprocher un symbolisme appuyé mais rarement le rapport à un environnement (humain, urbain et de la nature) aura été montré – et aussi habilement – à travers une telle somatisation. Si la caméra est terrienne, souvent à hauteur d’enfant, la présence des fluides appuie l’éphémère de l’homme et le paradoxe d’une inactivité destructrice mais indépassable. La jungle au cinéma pèse sur l’homme, que l’on soit chez Herzog, Weerasethakul ou Alonso (Los Muertos), et même plus largement chez Eric Khoo (Be with Me) et surtout Tsai Ming-Liang, peut-être le plus proche de Phan Dang Di. Existerait-il vraiment une nonchalance tropicale ? Une puissance dégénératrice ou régénérative ?
On n’est pas loin de sentir un souffle animiste qui emmène le film au-delà d’une chronique sociale, lui donne une dimension épique et mystérieuse. Le montage renforce cette impression, qui sert la narration mais évacue la voie classique des réactions humaines. Des ellipses radicales sautent l’évolution des relations, les différents récits se raccordent sur les corps (scène de sexe puis grand-père rongé par la maladie) avant de coller à l’histoire. Bi, Dung So ! est d’une maîtrise impressionnante pour une première réalisation, et malgré des longueurs nuisibles dans son dernier quart, il évite à la fois la fin étouffante du scénario trop ficelé et une morale simpliste. Bi n’est pas l’être pur qui relie les adultes, il est comme chaque personnage le tout de sa filiation et de son environnement. Ce que semble bien être également le film, ce n’est pas la moindre de ses richesses.