C’est un réalisateur plus méconnu que ses camarades « movie brats », fondateurs du cinéma américain des années 1970. Son parcours emblématique scande comme une métaphore la fin annoncée de la prise de pouvoir des studios par la jeunesse U.S. Et si Peter Biskind, dans son « Le Nouvel Hollywood », en fait le portrait d’une personnalité bien trempée, il n’en oublie pas de rendre hommage à ses films que sont Harold et Maude, La Dernière Corvée, Shampoo, En route vers la gloire, Retour et celui que l’on doit considérer comme son dernier, Bienvenue Mister Chance. On pourra certes avouer que sa filmographie est plus ou moins bancale, qu’Hal Ashby a toujours su s’entourer des bonnes personnes, son cinéma reste traversé par une drôle de mélancolie et la prescience du désenchantement à venir. Sans doute moins pénétrant que ses prédécesseurs, Bienvenue Mister Chance pourrait être l’histoire, satyrique et sans doute trop binaire, d’un monde qui ne tourne plus rond.
Chance est un quinquagénaire qui n’est jamais sorti de la demeure où il a travaillé toute sa vie comme jardinier pour un fortuné. Idiot tenace, Chance vit dans un monde clos et anachronique puisque les seuls échos qu’il perçoit du monde extérieur sont les images filtrées qui s’échappent de son téléviseur. Et si dans son zapping quotidien, Chance semble si absorbé par la rumeur du monde, il reste incapable d’exercer une quelconque distance face à ces signaux. Son innocence est indissociable de son esprit limité. Mais le jour où le vieil homme meurt, Chance est sommé de quitter sa chambre rance, ses plantes, sa vie pathétique et d’affronter enfin le monde extérieur. En pleine dérive dans les quartiers retournés d’un Washington grouillant et forcément hostile pour l’idiot qu’il est, l’homme au chapeau et à la canne va être, suite à un accident, récupéré par la femme d’un riche industriel. Il atterrit alors dans une immense villa dont le propriétaire se meurt (sous perfusion d’hémoglobine). Et par une suite de malentendus, Chance « Gardener » va être bientôt considéré comme un messager politique et devenir, malgré lui, un homme d’influence parachuté au cœur des élites.
À dire vrai, et le synopsis le montre bien, Bienvenue Mister Chance manque d’enjeux et n’ouvre pas assez d’horizons qui pourraient le faire décoller. Essentiellement concentré sur cet homme lunaire, le film met en scène un personnage dont la caractéristique est de n’offrir aucune sorte d’évolution jusqu’à la fin. Même s’il est nécessaire pour le genre comique (burlesque) de marquer ce genre de constante pour perpétuer une logique de décalage. Le film n’est donc pas dénué de passages appuyés comme par exemple la fois où, pris à parti par une bande, Chance veut fuir la situation en appuyant sur sa télécommande… La veine comique fonctionnera mieux par la suite, dans la grande bâtisse où Chance est confronté à un cérémonial auquel parfois il s’abandonne, tantôt note la bizarrerie. Souriants sont les passages où Chance finit par duper son monde par des formules factuelles (à consonance saisonnière) comprises comme lumineuses aux yeux de (presque) tous. C’est, on l’aura compris, le cœur du propos. Comment le mutisme et la bêtise candide d’un homme peuvent être entendus comme potentiellement intelligente au cœur d’un un monde prétentieux et fêlé ? À l’instar de tous les films qui mettent en scène enfants ou benêts, il s’agit ici de privilégier un regard naïf (le visage-page blanche de Sellers) et d’en user comme miroir, grossissant ou non, d’une époque en plein bouleversement.
Car si, du système médiatique jusqu’au président américain, tout le monde en prend ici pour son grade, il faut voir en Bienvenue Mister Chance un état des lieux d’une société (d’un système) qui voit ses idéaux et son état d’esprit inquiétés par l’idéologie « primitive » de l’ère Reagan. Le cortège funèbre sur fond hivernal qui clôt le film, où les propos des requins de la finance sont montés en parallèle de la flânerie de Chance, déroule une métaphore lisible et sans appel. Incarnation d’une utopie évanescente et spectrale, la silhouette magique de Peter Sellers flotte et finit par se perdre à l’horizon. À l’image des films d’Arthur Penn miroirs de la décennie, le cinéma d’Hal Ashby, s’il est porté par de brillants acteurs et développe peu d’ambitions esthétiques, peut bien se lire comme le document sociologique et prégnant d’une utopie bientôt dépossédée de sa dépense improductive.