« I don’t fuck anybody for money, I do it for fun ! », rétorque George Roundy (Warren Beatty) à l’une de ses conquêtes féminines. Cette répartie est l’une des seules de Shampoo à attester de l’existence de principes – à défaut de valeurs – chez ce coiffeur de Beverly Hills, victime de son succès auprès d’une clientèle attirée par sa réputation de styliste et d’amant hors pair. Un cri du cœur qui confirme que ce libertin pourchassé par ses proies, avec lesquelles il couche presque à son corps défendant, est le vestige d’un hédonisme révolu, celui d’une contreculture permissive dont la fin se voit symboliquement actée par l’élection de Richard Nixon en 1968. Quatrième long-métrage d’Hal Hasbhy, Shampoo se déroule précisément à la veille de ce scrutin et sortira dans les salles américaines le 11 février 1975, soit six mois après le départ de la Maison blanche de « Tricky Dick », qui démissionna pour s’éviter la disgrâce d’une procédure de destitution. La toile de fond est donc politique, mais les écrans de télévision devant lesquels palabrent et s’envoient en l’air les personnages leur importent moins que l’actualité brûlante des ébats du jour, auxquels George reste le seul à s’abandonner encore par plaisir. Cette insouciance le rendrait-il meilleur que ses contemporains ? Il est permis d’en douter. Davantage que le rejet d’un ordre moral et capitalistique, elle signale surtout chez lui une profonde inadéquation à une société où, une fois refermée la parenthèse contestataire des sixties, les rapports humains sont redevenus des rapports d’argent. Hashby renvoie donc dos à dos la vénalité de femmes pressées de se faire entretenir à l’idiotie d’un « bohémien » permanenté qui a traversé la décennie à moto, un séchoir glissé dans la ceinture, sans trop savoir où aller.
« Le follicule ne meurt jamais »
Il fallait s’appeler Warren Beatty pour avoir le culot de s’arroger ce rôle qui tournait en dérision son invraisemblable réputation de tombeur tout en offrant au spectateur un aperçu de sa vie sentimentale, puisque pas moins de quatre de ses anciennes compagnes furent imposées au générique – Julie Christie, Goldie Hawn, Lee Grant et Michelle Phillips. C’est que Shampoo peut être considéré autant comme un film de Beatty que de Hal Ashby, à qui la star de Bonnie & Clyde décida de confier la mise en scène d’un scénario coécrit dans la douleur avec Robert Towne et dont la gestation remontait à 1967. Réputé pour son tact sur le plateau (et ses relations orageuses avec les studios), le réalisateur réussit à ménager ces deux egos surdimensionnés tout en leur donnant l’illusion d’un contrôle artistique, sous couvert duquel il s’employa à subvertir un script peuplé de figures vaines et méprisables. Si Shampoo a si remarquablement vieilli, c’est moins en raison de la pertinence de sa satire politico-sexuelle à l’heure du cirque Trump que de la compassion cultivée par Ashby pour des personnages qui lui étaient a priori étrangers : « Ce ne sont pas des gens que je fréquente, mais je les ai regardés et ils m’ont fait de la peine. J’ai donc passé beaucoup de temps à être aussi agréable que possible avec eux. C’est l’inverse qui serait facile. Se moquer des gens, c’est facile. La vie n’est jamais aussi facile », estimait Ashby, qui portera cette empathie à un degré supérieur dans ce qui reste peut-être son plus beau film, Bienvenue Mister Chance.
La solitude du coureur de jupons
D’où ce sentiment qu’ici, chacun est la dupe d’un autre, sans que jamais quiconque ne soit toisé par le regard que construit la mise en scène, toujours en osmose avec la promiscuité générale. Cet infléchissement de la farce vers l’étude de mœurs doit aussi beaucoup à des acteurs qui émancipent volontiers leurs personnages de la caricature qui les menace. Balloté au gré des désirs qu’il éveille, George agit sur ses amantes à la manière d’un révélateur, les poussant à prendre des décisions longtemps différées, comme c’est le cas de Jackie (Julie Christie, avec qui Beatty formait à l’inverse dans McCabe & Mrs. Miller un couple de proxénètes éminemment profitable), qui fera le choix d’un mariage de raison avec Lester (Jack Warden). Ce dernier, un riche investisseur, n’exclut pas de financer les rêves d’indépendance du coiffeur surdoué, qui veut ouvrir son propre salon, après le refus d’un banquier de lui accorder un prêt. Mais la dernière scène contredit ce baratin d’homme d’affaires et invite plutôt à penser que le divorce entre forces créatives et argentiers s’apprête à être consommé. Dans le dernier plan, perché sur un promontoire, Beatty est filmé de dos, seul, avec à ses pieds un Hollywood où de richissimes producteurs convolent en secondes noces avec d’ex-hippies. Shampoo a beau se dérouler en 1968, nous sommes bien, à ce moment précis, au mitan des années 1970, et Hashby et Beatty s’y montrent d’une grande clairvoyance quant au sort qui leur sera bientôt réservé.