Ressorti dans l’indifférence quasi générale de la presse la semaine dernière, La Dernière Corvée est loin de mériter ce silence médiatique. Troisième réalisation – après Harold et Maude – de Hal Ashby, ce beau road-movie anémique et délicat pose sa caméra aux trousses d’un trio de soldats de la Navy dans l’Amérique post-Vietnam. S’il consacra en son temps Jack Nicholson avec plusieurs prix d’interprétation (dont celui du festival de Cannes 1974), il nous permet aujourd’hui de nous pencher sur le talent discret mais certain de son réalisateur.
Deux soldats expérimentés, Buddusky et Mulhall, ont une semaine pour escorter une jeune recrue paumée, Meadows, vers une prison militaire où il devra purger une peine de 8 ans pour avoir tenté de dérober 40 dollars. Buddusky s’attache à Meadows et le transfert de prisonnier va vite se transformer en une grande virée. Coincés entre leur envie de rébellion contre la rigidité aberrante de l’armée et le respect qu’ils vouent à la discipline militaire qui les a sauvés d’une vie de galère, ils n’ont d’autre échappatoire que de se jeter corps et âme dans un récit d’apprentissage quasi nihiliste, entre beuveries et visites au bordel.
Les road-movies phare du Nouvel Hollywood font le plus souvent la part belle aux grands espaces. La Dernière Corvée change de décor, abandonne les étendues désertiques et les vastes plaines pour se relocaliser en environnement urbain. On n’y voyage plus en voiture individuelle, mais en transport en commun, on ne s’arrête plus dans des stations-services isolées mais dans de grandes métropoles. En changeant de cadre, le film se refocalise sur le collectif et s’ancre dans la réalité sociale. Le mal-être des individus est tout aussi prégnant, mais il s’éprouve avant tout comme la conséquence du dérèglement d’un système, et non pas comme une dérive existentielle individuelle. Il est intéressant à ce titre de noter que La Dernière Corvée préfigure certains traits saillants du nouveau cinéma roumain en suivant – avec un rythme posé et un humour distant – une poignée d’individus lambda englués dans les absurdités d’un système envahissant et castrateur.
Un des tours de force de la réalisation – par ailleurs plutôt discrète – d’Ashby est d’arriver à capter toute l’intensité de certaines scènes en les coupant avant même qu’elles n’atteignent leur point d’incandescence. Plutôt que d’étirer des situations rebattues (une soirée de beuverie, un lâcher prise, une séquence de justification), de les laisser s’enliser dans un réalisme démonstratif, il met fin par anticipation à l’enchainement prévisible des événements et laisse le spectateur éprouver l’essence même de ces moments (la camaraderie, la mauvaise foi) plutôt que d’en endurer la pénible vision littérale. Autre sommet de mise en scène : un simple plan large en plongée – répété deux fois – des corps ahuris de Buddusky et Mulhall qui voient le pénitencier engloutir Meadows. Ils n’ont eu droit à aucun adieu, ils sont tout petits, effrayés, impuissants. Et Ashby n’a besoin que d’une image pour saisir toute la complexité et la douleur de leur situation. C’est peut-être cette délicatesse, ce refus de l’ostentatoire qui explique que la ressortie de La Dernière Corvée passe aujourd’hui inaperçue. Nous espérons pour notre part qu’il parviendra à rattraper son déficit de notoriété et à rejoindre dans l’histoire les autres fleurons du cinéma américain des années 1970. La belle écriture des personnages, l’interprétation exemplaire du trio Jack Nicholson, Randy Quaid et Otis Young, et l’acuité du regard d’Ashby le justifieraient pleinement.