Seule cinéaste femme du cinéma classique hollywoodien d’après-guerre, Ida Lupino porte ses cicatrices telle un ancien combattant : souvent marquée, battue, aveuglée, l’actrice incarne des femmes fatales ordinaires avec une sobriété extrême, presque froide, mais en cultivant une camaraderie singulière avec celles et ceux qui, comme elle, collectionnent les blessures. De la jeune fille de quinze ans qui devait jouer Alice aux pays de merveilles à la réalisatrice qui a dépeint l’American Dream aux tonalités quotidiennes, voire même documentaires, Lupino rencontre les mêmes personnages, ces solitaires qui ont tous un passé douloureux, voire parfois traumatique. Alors qu’elle hérite des sujets sociaux de la Warner (et subit les humeurs noires du studio), elle franchit d’autres frontières derrière la caméra, avec des films confrontant des thématiques encore inhabituelles pour l’époque (le viol, la bigamie, la grossesse non-désirée) avec une frontalité et une approche aussi économe dans ses moyens que familiale dans ses méthodes. Elle finit ainsi par prendre son indépendance avec la fondation de sa société de production, The Filmakers, créée avec Collier Young, son deuxième mari : à la fois productrice, réalisatrice et scénariste, elle joue encore une fois le rôle d’outsider – une artiste indépendante qui affronte l’envers du rêve américain.
Bigamie, sixième et dernier film de Lupino dans ce régime de production, repose sur une doublure. Marié depuis huit ans avec Eve (Joan Fontaine), Harry Graham (Edmond O’Brien) est un homme d’entre-deux : pas tout à fait à l’aise avec son épouse moderne, brillante entrepreneuse, ce commerçant multiplie des allers-retours aux allures de quête intérieure entre son domicile et Los Angeles. Harry essaiera de combler ce vide et cette solitude dans les bras d’une autre femme, Phyllis Martin (Ida Lupino) et finalement… par leur enfant, ce dernier renvoyant, ironie du sort, au fils qu’Eve ne peut pas avoir. Mais la question de la doublure ne se résume pas à ce seul canevas. Au-delà de la fausse complémentarité féminine, nécessaire pour satisfaire le manque du personnage masculin, la mise en scène explore la fragilité intérieure de Harry, corps pris entre deux femmes et deux villes, San Francisco et Los Angeles. Le choix de Lupino pour Edmond O’Brien est particulièrement judicieux : souvent cantonné à des seconds rôles, l’acteur révèle ici la délicatesse sentimentale d’un physique pourtant solide et robuste. Semblable aux ours en peluche qui peuplent sa maison, Harry ne se suffit pas à lui-même et subit passivement la pression de cette double vie. Les poings serrés, il flotte péniblement entre deux cadres domestiques et des rues toujours escarpées.
Ni spectaculaire, ni pervers, le portrait du bigame relève d’une approche grave et intimiste. C’est la dimension quotidienne et domestique, à savoir les jouets du bébé ou les chinoiseries de l’appartement d’Harry et du restaurant où travaille Phyllis, qui est dotée d’une charge fantasmatique additionnelle – comme le portrait virginal d’Ann dans Outrage, qui rappelle le viol, ou encore les sculptures parfaitement modelées à côté de Carol malade, assise dans un fauteuil roulant dans Never Fear. Il semble que, dans l’univers de Lupino, les personnages subissent la pesanteur différemment, d’où la difficulté de se tenir debout : Phyllis ne fait d’ailleurs l’excursion en autobus que pour s’asseoir, « pour reposer ses pieds » dit-elle ironiquement. Cette conception très concrète de la scène que témoigne Lupino n’est peut-être pas sans lien avec son expérience physique d’actrice – la grossesse à risque de Phyllis est notamment figurée par son ancrage au lit. À l’actrice qui joue une femme aveugle dans La maison dans l’ombre, se déplaçant à partir d’une connaissance tactile de l’espace, se succède donc l’autrice intéressée par des êtres désespérés, habitants d’un monde bien pesant, où vivre est une sorte de « chute horizontale », comme l’écrivait Jean Cocteau.
Du film noir au mélodrame
C’est ainsi que nos attentes sont trompées. Au lieu d’un traitement sensationnaliste de la bigamie, Lupino se focalise sur les déambulations du héros et sur son sentiment d’incomplétude. Si la publicité de Bigamie joue avec le spectaculaire (cf. le « Wanted by two women » qui orne l’affiche), ce n’est que pour le réfuter : tandis que le premier mariage de Harry ressemble davantage à une entreprise, sa seconde union naît d’une rencontre banale dans une excursion touristique. Surtout, ni Eve, ni Phyllis ne réclament son attention comme il le désire ; à l’inverse de l’annonce publicitaire, c’est la dépendance du protagoniste à l’égard de deux femmes qui est mise en lumière, d’où ses propositions de voyages à Eve (presque endormie) ou de mariage à Phyllis (à laquelle elle répond avec une douceur amère : « Je ne piège pas mes hommes ainsi »). À nouveau, cette approche moderne du drame se donne à voir notamment lors de la séquence de l’excursion : tandis qu’à bord du bus les façades des grandes villas de stars hollywoodiennes défilent, le rapprochement des deux personnages se fait de manière plus timide, et surtout sans flamboyance – aucun gros plan ne souligne, par exemple, le geste de Phyllis qui allume sa cigarette avec le briquet de Harry, topos essentiellement érotique du cinéma hollywoodien. Avec franchise et d’une main assurée, Lupino nous montre le drame ordinaire du protagoniste, loin des maisons luxueuses ou des prédictions optimistes des biscuits chinois. Il n’y a au contraire que la mélancolie d’un amour voué à l’échec et la solitude à deux, lorsqu’une distance aussi pesante que naturelle s’impose au sein d’un long mariage.
Si tromperie il y a, elle tient à la dualité du film, lui-même bigame ; Harry a beau ressembler à un héros de film noir, il habite en fait un univers mélodramatique. De ce point de vue, la première scène pose déjà les bases ambivalentes du récit : lors de l’entretien d’Eve et Harry par un agent des services d’adoption, Mr. Jordan (Edmund Gwenn) résume, après leur sortie, la situation du couple au magnétophone, tandis que la magnifique Jane Darwell, la ménagère responsable du bureau, commente drôlement le récit de l’agent. Entre la structure rétrospective du film noir et l’intérêt de Darwell pour le contenu mélodramatique de l’histoire, d’autres pistes doubles se multiplient comme, par exemple, la dimension intimidante et décalée de certains objets communs (le petit soldat qui réveille Harry, la curieuse présence d’appareils électroménagers dans son bureau), ainsi que la vigilance sensible du bigame qui raconte, en voix-off, les chapitres de son drame. Moteur de cette narration rétrospective, la scène de la découverte du statut criminel du héros épouse effectivement deux genres à la fois : le cadre brumeux de la banlieue et la musique grave préparent la confrontation alors qu’au lieu de coups de feu, ce sont les cris du bébé qui retentissent. Si l’infortune de Harry, personnage mal dans sa peau et dans son rôle masculin d’après-guerre, rejoint la condition déclassée des héros de film noir, il partage cependant la passivité des héroïnes mélodramatiques et leur statut double par rapport au mariage – Lupino, quant à elle, ne cède pas aux facilités d’un sentimentalisme débordant ou aux contrastes démesurés du film noir.
Le regard de la cinéaste, à la fois limpide et profondément mûr, fait face à la fatalité de la maternité, en tant que destin social des femmes, et au matérialisme de l’institution du mariage. Ce n’est donc pas un hasard si les deux personnages féminins, Eve et Phyllis, restent tout à fait fascinants dans leur opacité ; n’étant ni réduites à des stéréotypes de femmes trompées ou de maîtresses corrompues, ni consommées par l’ambition et par la promiscuité, elles sont ailleurs, avec leur regard calme et indépendant, face au malheur du héros à la fin du film. Brûlant l’écran, ces regards dénoncent la blessure intérieure de cet homme, pour laquelle elles ne peuvent rien faire malgré leur amour. Drôle d’idée que celle de Fontaine et de Lupino : il paraît que l’une des conditions de la participation de Joan dans le film consistait à ce qu’Ida l’accompagne en tant qu’actrice et réalisatrice, alors même que les deux étaient à l’époque respectivement l’épouse et l’ex-épouse de Collier Young, scénariste de Bigamie. Finalement, les actrices lui ont joué un tour et aux spectateurs aussi – le film n’a pas conquis les foules. Lupino a pour sa part toujours été clairvoyante sur la modernité du film, peut-être plus facilement perceptible aujourd’hui : selon ses propres mots, elle faisait « quelques bons films provocateurs au juste prix », « le genre de films qu’on appelle “Nouvelle vague” aujourd’hui ».