Le désormais classique Détour d’Edgar George Ulmer est enfin édité en DVD en France, au sein d’un coffret Film Noir comprenant également Le Voyage de la peur d’Ida Lupino.
Détour, comme son titre l’indique, est un road-movie. C’est aussi un film noir. Tous les ingrédients du genre y sont en effet réunis : le héros taciturne, attachant et poissard, l’escroc sympathique, la brune vénéneuse, la blonde inatteignable, les bars miteux de New York, et les routes désertiques noyées sous la chaleur du soleil californien.
Go west. C’est le but que s’est fixé Al Roberts. Pianiste fauché, il décide de quitter New York pour rejoindre la femme qu’il aime, la belle Sue, installée depuis peu en Californie. Notre homme va donc parcourir les États-Unis d’un bout à l’autre en auto-stop, ce qui l’amènera à croiser la route d’un certain Charles Haskell, escroc notoire, qui a la mauvaise idée de mourir en chemin, ne laissant guère d’autre choix à notre héros que celui de prendre son identité et sa voiture. Comble de malchance, Al prendra peu après en stop une jeune femme, Vera, qui s’apercevra de son petit manège, et le menacera de le faire chanter s’il ne lui obéit pas au pied et à la lettre. Désespéré, Al va tuer Vera malgré lui (une sorte d’acte manqué réussi, si on veut), l’étranglant à distance avec le fil du téléphone, alors qu’elle s’apprêtait à le dénoncer. Condamné à errer éternellement, Al ne rejoindra jamais Sue.
Sur le papier, on tient là une petite série B très honnête, un bon film noir. Il y a néanmoins une chose qui saute aux yeux lorsqu’on visionne Détour aujourd’hui, c’est sa modernité. Voix off, construction en flash-back, importance de la musique : on y trouve déjà tout le vocabulaire cinématographique actuel pleinement maîtrisé. Le film est par ailleurs truffé de trouvailles scénaristiques (qui posent la question du vraisemblable au cinéma) ou visuelles merveilleuses. Lorsque du fond du bar où il est engagé comme pianiste, Al cherche à joindre au téléphone Sue, en Californie, nous voyons se superposer à l’écran des images d’opératrices de la compagnie du téléphone avec des plans longeant les lignes télégraphiques à travers le pays, le tout accompagné d’une musique majestueuse, l’ensemble ayant pour effet de redonner sa dimension primitive et quasi-miraculeuse à la communication téléphonique. À ce moment précis de sa vie, ce coup de fil a en effet tout du miracle pour Al, en ce qu’il lui permet de parler à celle qui n’est plus là. Il ira jusqu’à lui inspirer suffisamment de confiance et de volonté pour prendre la décision de tout quitter afin d’aller la rejoindre à l’autre bout du pays.
À la fois classique et série B, Détour est un des joyaux du genre. La série B, Edgar George Ulmer connaît bien. On l’en surnomme d’ailleurs « le roi ». Un documentaire très fouillé intitulé Edgar George Ulmer : The Man Off-Screen, tente de nous donner un large aperçu de ce que fut sa vie. Cet Autrichien émigré aux États-Unis n’a eu de cesse tout au long de sa carrière de rechercher son identité, ce qui a fait de lui le cinéaste des minorités, auteur notamment de plusieurs films en yiddish. Son obsession à ne pas rentrer dans le système hollywoodien des Studios a fait de lui un cinéaste en marge, abonné aux films à budgets minuscules, tournés à la chaîne dans les défunts studios de Poverty Row.
Il y a du Ed Wood en Ulmer, du moins tel qu’on a pu se faire une idée de celui-ci à travers l’image romantique que donnait de lui le film de Tim Burton. Il y a la même envie de faire, le même souci de liberté, qu’on retrouve aujourd’hui dans les productions indépendantes. Il y a aussi le même mystère. Véritable énigme dans l’histoire du cinéma, Ulmer a fortement contribué lui-même à ce statut si particulier. Nul ne sait avec précision quelle fut son année de naissance, pour commencer. S’il se vantait d’avoir travaillé en Europe avec Murnau ou Lang, on n’en a pas vraiment de traces. Et s’il faisait toujours précéder son nom du titre de docteur dans ses courriers, il n’en est pour autant aucunement détenteur d’un quelconque doctorat. Ulmer nous ramène alors à un autre personnage burtonien, celui du père dans Big Fish, qui enjolive sa vie en permanence, la rendant merveilleuse et riche. Des extraits d’une interview accordée à Peter Bogdanovich viennent émailler le documentaire, et on sent dans la voix d’Ulmer un enthousiasme permanent qui rend le personnage extrêmement attachant. On en vient même l’espace d’un instant à lui trouver des points communs avec Colin McKenzie, le réalisateur imaginaire créé de toute pièce par Peter Jackson et Costa Botes dans leur génial Forgotten Silver : Ulmer aurait ainsi créé la fonction de chef décorateur sur les plateaux, ou serait à l’origine du premier travelling en suggérant à Murnau de placer sa caméra dans une poussette ; plus tard aux États-Unis, alors qu’il tourne des films ethniques à New York, il décide d’engager des acteurs non professionnels, ce qui ferait de lui un Cassavetes avant l’heure.
Et si on devait une dernière fois se risquer à comparer Ulmer à un autre, ce pourrait être à Welles, tant la carrière de ces deux-là n’a été motivée que par une seule et même chose, un même fil rouge : le travail. Comme Welles, Ulmer, malgré les contraintes, n’a jamais cessé de tourner, et avait toujours des projets plein la tête. Il y a une notion commune d’artisans du cinéma chez eux. Il y a aussi ce même mépris des grands studios (dans un sens comme dans l’autre) : hors de question de céder à leurs exigences. Incompris, ces deux cinéastes se sont plus ou moins volontairement mis en marge du système, et cela ne les a malgré tout jamais empêchés de faire.
L’influence qu’a exercée Ulmer est grande, tant par son œuvre que par son approche du métier, et on retrouve dans le documentaire de Michael Palm quelques cinéastes admirateurs tels que Joe Dante, John Landis, Roger Corman, ou Wim Wenders, ainsi que les acteurs John Saxon et Ann Savage, qui interprète Vera dans Détour.
Si Détour n’a pas pris une ride, il n’en va hélas pas de même pour la qualité de sa copie. Qu’importe, on tient là un film brut qui tient encore méchamment la route pour un road-movie vieux de maintenant soixante-et-un ans, et il serait définitivement malvenu de faire la fine bouche. Il convient donc plutôt de saluer le travail de l’éditeur CineMalta, en ce qu’il nous offre dorénavant la possibilité de revisionner ce petit chef-d’œuvre à volonté.
Détour est trouvable au sein d’un coffret Film Noir qui comprend également Le Voyage de la peur, qui comme l’indique son titre original (The Hitch-Hiker), est encore une histoire d’auto-stop, qui aime à se faire passer pour une histoire vraie (« la voiture aurait pu être la vôtre » suggère le carton d’ouverture du film).
Si là aussi l’image n’est pas non plus irréprochable, elle est tout cas fidèle aux volontés de sa réalisatrice, la comédienne Ida Lupino, qui signait là sa quatrième réalisation, et rend justice, contrairement aux copies distribuées lors de la sortie en salles, au travail sur la lumière, qui jouait sur la surexposition.
Un deuxième coffret Film Noir regroupant Lady Gangster et They Made Me a Criminal est d’ores et déjà prévu chez CineMalta pour le mois de juin 2007, date à laquelle Détour et Le Voyage de la peur seront par ailleurs disponibles à l’unité.