« Sometimes I feel as if the whole world is upside down. » Ann (Mala Powers), une employée de bureau, s’apprête à se marier lorsqu’elle est agressée dans une ruelle sombre par un homme qui arbore sur son cou une large cicatrice. Cette nuit-là, en effet, son monde se renverse. À son chevet se succèdent ses parents, un médecin et un policier dont le visage rappelle assez celui de son violeur, avant qu’elle ne soit criblée des regards affligés de ses proches et de badauds voyeurs. Quelque chose fait désormais écran entre elle et le monde : son fiancé lui apparaît lointain derrière le verre de sa fenêtre close, tandis qu’elle ne se reconnaît plus dans le reflet que lui renvoient les photographies ou les glaces de la maison. C’est qu’elle est comme sortie d’elle-même. Au fond, le monde révèle alors pleinement sa véritable nature, déjà perceptible dans les premières séquences, lorsque Ann paraissait entravée par le regard des autres, celui du prédateur, placé dans l’angle mort de la caméra et tendant le bras vers la jeune femme insouciante, mais aussi celui d’une vieille dame, qui interrompait de tout le poids des convenances une étreinte amoureuse, et d’un enfant railleur, qui faisait dire à l’amant d’Ann après qu’elle lui ait assuré « you look great to me » : « that’s what I’ve been waiting to hear. » Alors Ann s’enfuit et le film bascule avec elle : exit le film noir, la trame du décor urbain qui l’avalait dans son ombre, pour que s’ouvre un lumineux récit de cicatrisation.
Outrage sort en 1950 et l’audace de son sujet ne manque pas d’étonner. Il surprend moins à l’échelle de la filmographie d’Ida Lupino, qui s’est ailleurs frottée à des questions de société sur le mode du miroir tendu aux spectateurs. De même que Bigamie (1953), Outrage se referme sur un semblant de procès où s’opposent deux conceptions de la Justice : d’un côté la rigueur de la Loi, de l’autre la voie (chrétienne) du Pardon. C’est que Lupino aime décrire les enchaînements de circonstances qui mènent à des situations inextricables et déplier les ressorts sentimentaux des drames humains pour offrir la rédemption à ses personnages. Recueillie dans une petite ville de campagne où la bienveillance générale des habitants s’accommode un temps de son anonymat, Ann est finalement assaillie par un homme qui tente lui voler un baiser : en surimpression, la cicatrice de son premier agresseur vient s’inscrire sur la peau du ravisseur. Superposition de deux plaies (celle du violeur et le stigmate toujours intact de la jeune femme), et résurgence d’une image mentale alors appliquée à même la chair du monde. Lorsque Ann est finalement jugée pour tentative de meurtre, la sentence qui est rendue vise la société toute entière : c’est bien celle-ci la criminelle – les hommes d’aujourd’hui sont malades.
Deus in machina
Le film, dans sa deuxième partie, prend justement la forme d’une guérison engagée auprès d’un pasteur (Tod Andrews), ange-gardien viril qui prend Ann sous son aile. D’où cette impression d’une œuvre diluée, figée dans la contemplation le temps d’un retour au monde qui s’amorce patiemment à la façon d’une seconde naissance. La représentation du parcours d’une femme victime d’un viol a ici quelque chose d’assez dérangeant, tant elle inscrit le personnage dans un rapport de soumission à une figure masculine, grand seigneur qui semble seul à même de sauver son âme. Il faut voir l’admiration béate d’Ann, ses yeux humides devant le prêche de son sauveur : « You understand everything. » Embarrassante également la position du couple, lui trônant toujours au-dessus d’elle, qui reste accroupie à ses pieds, baisant pour ainsi dire ses genoux. Dans un ultime fondu, il la redresse et semble l’aligner sur un arbre. La beauté de certaines de ces séquences édifiantes tient pourtant au fait que se joue autour de cette figure une sorte de demi-mélodrame, noué autour de l’amitié ambigüe entre une femme perdue en elle-même et un homme qui s’est retiré du monde. Le pasteur intervient moins comme un deus ex machina que comme un intermédiaire nécessaire entre la chair et une forme de transcendance.
Mais cette réussite tient surtout à la rigueur de la mise en scène de Lupino, aussi économe dans ses moyens – le format du film est resserré (1h15) et son noir et blanc dépouillé (les oranges n’ont jamais autant ressemblé à des oignons) – que foisonnant dans le détail. L’image de la cicatrice revient sans cesse, pour tout à la fois occulter et rejouer l’événement traumatique dans l’environnement du personnage, et enfin lui donner une dimension universelle. Elle participe d’une scénographie d’une constante intelligence : c’est un miroir à l’arrière-plan qui vient traduire l’absence de duplicité du pasteur, les deux pans d’une porte de prison refermée sur ses secrets qui encadrent les visages du couple lorsqu’un tabou est brisé, ou encore, pour rendre compte d’un déséquilibre amoureux, un habit tricoté par Ann à mesure que son fiancé arrache nerveusement les fils d’un canapé. La trajectoire du film, qui balance d’un genre à l’autre, trouve sa beauté dans une forme d’abstraction éthérée, caractéristique du cinéma de Lupino, où le personnage féminin, enfin, trouve un peu de lumière.