Black marque une petite révolution à Bollywood. Réalisé par l’un des cinéastes indiens les plus prestigieux — et sans doute aujourd’hui l’un des plus influents — le film abandonne tout ce qui faisait la spécificité de ce cinéma depuis plus de cinquante ans : les chansons, les danses et… la durée : quand la plupart des films en hindi s’étendent sur plus de trois heures, Black s’en tient à cent vingt raisonnables minutes. Enfin, même le thème du film le sort de l’ordinaire bollywoodien : inspiré de l’histoire d’Helen Keller, Black raconte l’histoire d’une petite fille sourde et aveugle, sauvée de l’asile par un professeur comme on n’en fait plus. Si le pari était risqué, le résultat à l’écran est malheureusement plutôt mitigé.
Sanjay Leela Bhansali n’aime clairement pas faire comme tout le monde. Avec Hum Dil De Chuke Sanam (1998), son deuxième film, il revenait aux histoires d’amour traditionnelles où le mariage arrangé triomphe aux dépens de la passion, à contre-courant des récentes évolutions « jeunistes » de Bollywood. Avec Devdas (2003), il signait une adaptation grandiloquente, extravagante et très libre du plus célèbre roman de la littérature bengali, déclenchant les foudres des puristes. Black suit la même lancée car au fond, seul Bhansali pouvait se permettre de refuser le diktat de la comédie musicale et de l’histoire romantique à l’eau de rose typiquement bollywoodien. Trois films, trois succès publics : les spectateurs indiens ne se sont pas trompés en reconnaissant en Bhansali l’un des cinéastes contemporains les plus intéressants.
Les cinéphiles auront reconnu dans Black le thème du film d’Arthur Penn, Miracle en Alabama, inspiré de l’histoire vraie de la petite Helen Keller, sourde et muette de naissance, qui entrevit la lumière (de la connaissance) grâce à une talentueuse institutrice. Ici, c’est de la petite Michelle McNally qu’il s’agit : fortement handicapée, l’enfant est abandonnée à sa sauvagerie par ses parents, qui, se sentant trop impuissants, envisagent de l’envoyer dans un asile. Mais c’est sans compter sur la volonté et le courage d’un vieux professeur, M. Sahai, qui entend donner à Michelle les clefs de son monde, pour l’aider à s’insérer dans celui des gens ordinaires. Mr Sahai va réaliser des miracles puisque Michelle parviendra à obtenir un diplôme d’université…
L’esprit du film est résumé dans une de ses plus belles répliques : l’alphabet du monde de Michelle ne commence pas par les lettres « A, B, C, D, E », mais par « B, L, A, C, K » (NOIR). Ainsi, pour rendre sensible le traumatisme d’une enfant enfermée dans l’obscurité (remarquablement interprétée par une toute jeune comédienne), Bhansali abandonne les couleurs chatoyantes de ses premiers films et s’en remet exclusivement à la gamme du noir et blanc. Black n’en est pas pour autant un film sombre, car à mesure que le noir de la vie de Michelle s’efface, le blanc – la lumière ! – qu’apporte Mr Sahai devient plus éclatant. Le silence absolu vécu par la petite fille est quant à lui compensé par l’hystérie du jeu des acteurs, des cris – qu’elle ne peut pourtant entendre – aux gestes brusques – et notamment ceux de Mr Sahai, dessinant désespérément les mots sur le bras de l’enfant pour qu’elle en comprenne le sens. Les décors eux-mêmes expriment l’horreur vécue par Michelle : dans cette maison froide et démesurée, aux plafonds surélevés, l’enfant est perdue dans un labyrinthe aux multiples obstacles, sans aucun point de repère qui lui permettrait d’être indépendante des autres.
C’est dans la deuxième moitié du film que Bhansali convainc moins, comme s’il était rattrapé par l’exemplarité de son histoire. Bons sentiments, musique omniprésente et performance des acteurs – Amitabh Bachchan surjouant la maladie d’Alzheimer, et Rani Mukherjee qui appuie son handicap en marchant les pieds en canard – finissent par boursoufler le film, dont la belle esthétique bourrée de symbolique des premières scènes semble soudain trop évidente. Restent quelques moments d’éclats et de magie, comme la danse dans la neige de l’élève et de son professeur, ou la marche éclairée à la bougie de Michelle vers une église, et surtout, surtout, la certitude qu’à l’avenir, Sanjay Leela Bhansali ne pourra que faire encore mieux.