Au début du film, un long avertissement explique que les personnages comme l’histoire de Bajirao Mastani, bien qu’inspirés de « faits réels », restent fictifs. Rien de plus banal, et pourtant, l’annonce est devenue un passage obligé pour Sanjay Leela Bhansali depuis que ses productions, de plus en plus extravagantes, s’inspirent d’une Histoire indienne sujette à de faciles controverses. Témoin le tournage de son dernier film, Padmaavat : début 2017, une secte d’hindous extrémistes, convaincue que le cinéaste cherchait à offenser l’image de la princesse rajpoute Padmavati, passa à tabac le cinéaste puis détruisit une partie du décor. À la sortie du film, fin 2017, ce furent finalement les musulmans qui se sentirent insultés par la vision donnée par Bhansali du sultan moyenâgeux Alauddin Khalji…
Amour et religion ne font pas bon ménage
Ces polémiques, stériles d’un pur point de vue cinématographique, reflètent plus les tensions actuelles entre hindous et musulmans (qui ont redoublé d’intensité depuis l’élection de Narendra Modi à la tête du pays en 2014) qu’une véritable volonté du cinéaste de se poser en juge d’une communauté toute entière. À la manière d’un Ashutosh Gowariker et de son Jodhaa-Akbar, Bhansali fait plutôt œuvre de (ré)conciliation. Dans Bajirao Mastani, le Premier ministre de l’empire marathe hindou, Baji Rao, épouse une princesse musulmane, Mastani, et lutte contre les préjugés de sa propre religion (et notamment contre la terrible caste des prêtres brahmanes) pour faire accepter la jeune femme dans sa communauté. Peine perdue : Mastani est la victime de la haine aveugle des extrémistes, qui la rejettent comme une vulgaire courtisane. Le propos est on ne peut plus clair — les religions professent en théorie l’amour de son prochain, donc aimez-vous les uns les autres — mais, fondamentalement, ce n’est pas ce qui intéresse Bhansali. Ceux qui s’attacheraient à ce « message », devenu un cliché de l’industrie commerciale indienne, rateraient donc l’essence de son œuvre.
Beauté, beauté, je t’aime tant
Depuis Hum Dil De Chuke Sanam et Devdas, ses premiers films les plus marquants respectivement produits en 1999 et 2002, Bhansali (tout autant adulé que moqué en Inde) s’est construit comme un prophète de la beauté — et quoi de plus beau, de plus cinématographique, que l’amour sacrificiel ? Très critiqué avec Padmaavat pour avoir exalté le principe du jauhar (soit le suicide collectif des femmes par immolation pour éviter la capture par une armée conquérante), également évoqué dans Bajirao Mastani, Bhansali est plutôt le chantre des cœurs qui battent dans la même poitrine, de la vie d’une amante qui doit s’arrêter au moment où celle de l’amant se termine, de la passion qui dévore la raison au point d’annihiler tout libre arbitre. Ce n’est pas un hasard si le cinéaste revisita Roméo et Juliette en 2013 avec Goliyon Ki Raasleela Ram-Leela…
La beauté, chez Bhansali, se conjugue avec l’extravagance, voire la grandiloquence. Ce flirt constant avec le trop-plein peut tout aussi bien lasser (Ram-Leela, Padmaavat) que bluffer. Dans Bajirao Mastani, sans doute l’un de ses films les plus réussis, le cinéaste captive, même dans les scènes à la limite du ridicule (telles que le combat final du héros défiant et vainquant une armée entière, ou les slow-motions typiques du cinéma bollywoodien). Travellings comme panoramiques, dont il utilise toute la gamme, subliment des décors irréels, dont la magie et la symétrie dépassent les rêves les plus fous. La caméra virevolte, inépuisable, au gré de chorégraphies époustouflantes, telle cette splendide danse au cœur du Palais des Miroirs, où Deepika Padukone, toute de dorée vêtue, donne la pleine mesure de son talent.
Il faut dire que Bhansali est appuyé par son plus beau trio de stars depuis Devdas. La magnifique Priyanka Chopra accepte avec une belle modestie et beaucoup de panache le rôle de cinquième roue du carrosse. Quant à Ranveer Singh et Deepika Padukone, couple à la ville comme à l’écran (déjà trois fois réunis par Bhansali), ils passent ici du statut d’idoles à celui d’icônes, parvenues à un stade de maturité que nombre d’acteurs indiens, trop paresseux, n’atteignent jamais. La caméra de Bhansali, à l’évidence amoureuse de leur perfection, nous donne une idée, 2h38 durant, de ce qui se passe quand des mortels deviennent des dieux.