Mais qu’est-il arrivé à Sanjay Leela Bhansali? Le prince de l’esthétique grandiose – devenue au fil des films grandiloquente – celui qui nous avait laissés sans voix d’admiration devant Devdas et de déception devant Black semble avoir définitivement perdu la main. Rien ne lui faisait défaut pourtant pour faire de cette nouvelle histoire d’amour impossible un chef-d’œuvre poignant et lumineux; l’inventivité technique prodigieuse qui fait la force de son style est toujours là; il manque pourtant à Saawariya l’indispensable : l’émotion et la vie.
Sanjay Leela Bhansali est un cinéaste ambitieux. À travers Devdas, il s’emparait d’un classique de la littérature bengalie sans se soucier de la concurrence de ses nombreux prédécesseurs (dont le génial Bimal Roy, en 1955); avec Black, il faisait un pied-de-nez à Hollywood en copiant presque plan pour plan les scènes de Miracle en Alabama d’Arthur Penn. Dans Saawariya, l’hommage rendu n’est pas moindre, Sanjay Leela Bhansali se réclamant ici du Chaplin indien, le vagabond malicieux Raj Kapoor, dont les films prodigieusement humanistes ont illuminé la cinématographie hindi des années 1950: non seulement son interprète principal, le quasi débutant Ranbir Kapoor, est le petit-fils du grand maître, mais Bhansali parsème son film de références plus ou moins discrètes (le prénom du héros est « Raj », le pont où se retrouvent les amants est éclairé par un immense écriteau lumineux arborant les initiales « RK », etc.).
Ceci dit, et c’est tout à l’honneur de Bhansali, Saawariya n’est bel et bien qu’un hommage à Kapoor et au personnage célébrissime du vagabond d’Awaara (1951); rien ici ne relève du plagiat si courant à Bollywood. L’univers, sublimé par la photographie aux reflets bleutés de Ravi K. Chandran (déjà collaborateur de Bhansali sur Black), est prodigieusement inventif: si les décors n’ont pas la prétention d’égaler la magnificence de ceux de Devdas, on reste ébloui par cette ville fantasmée, Venise indienne aux rues sombres et aux éclairages criards et aveuglants, envahie d’ombres humaines aux airs de fantôme. Bhansali joue de plans audacieux, rarement vus dans la production commerciale hindi, qui font basculer le film du réalisme pur – les prostituées aux visages douloureux – au rêve absolu – la pluie battante sur une gondole filant sur la rivière, la poussière des tapis tombant telle une poussière d’or sur l’héroïne…
Tout dans Saawariya n’est que beauté; mais une beauté froide, distante, artificielle, dans laquelle Bhansali se complaît, oublieux de ce qui fait la force ultime de l’art: rendre la beauté sensible et la communiquer à autrui. Ni Raj, ni son amour inaccessible Sakina – par ailleurs très mal interprétée par la débutante Sonam Kapoor, dont on a pu voir le père, la grande star Anil Kapoor, dans Slumdog Millionaire – ne semblent faits de chair. Rien dans le scénario ne transpire du style humaniste de l’inspiration déclarée du film, Fedor Dostoïevski, et les dialogues prennent des tonalités de poésie de comptoir. Les comédiens, dont la magnifique Rani Mukherjee (à qui Bhansali offre pourtant un très beau rôle de prostituée), surjouent mais font du sur-place, comme happés par la lenteur du film, qui déroule son fil sur un rythme digne du somnifère. Saawariya ne semble décoller qu’au moment des séquences musicales, heureusement très nombreuses, mais retombe sitôt la narration revenue, au point que Bhansali aurait pu se limiter qu’à ne filmer danses et chansons – ce qu’il fait d’ailleurs à la perfection.
Saawariya est-il un film honteux? Oui, si on le compare à ce que Bhansali nous a prouvé être capable de faire; non, si l’on considère que la bonne volonté ne fait pas d’un film une réussite, mais qu’en termes artistiques – et Bhansali reste un artiste d’exception – toute tentative même ratée est digne d’attention.