Fondée sur la logique des contraires et de leur confusion, déclinée aussi bien dans les détails des plans ou du récit qu’érigée en principe structurant, la construction des Bonnes Manières rend sa réception critique délicate – le film est coupé en deux parties distinctes, dont les logiques de mise en scène tendent à se contredire tout jouant une continuité d’apparat. Comment rendre compte de son homogénéité poétique et de toutes les belles promesses jetées sur l’écran lors de sa première heure puis de son rétrécissement irritant et laborieux qui intervient lors de la seconde, sans dénigrer l’un par rapport à l’autre ? La belle atmosphère onirique qui enveloppe Les Bonnes Manières dans un cocon confortable appelle paradoxalement à être vue et disséquée un peu cliniquement pour restituer au second long-métrage de Juliana Rojas et Marco Dutra à la fois sa finesse et ses impasses. Sept ans après Travailler fatigue, ce nouveau film investit la même dialectique genre/social avec une ampleur et une application plus généreuse et moins bêcheuse : engagée comme infirmière à domicile d’Ana, riche héritière de São Paulo, et future nounou de son enfant en gestation, Clara découvre les étranges crises somnambules et carnassières de sa patronne. Le premier degré fantastique – le film de loup-garou – plus assumé cette fois-ci ouvre un éventail des possibles bien plus alléchant que l’exercice de style prétentieux et opportun du film précédent.
Cet éventail des possibles se traduit d’abord dans une mise en scène foisonnante et sophistiquée qui multiplient, sur plusieurs niveaux, les occurrences des contrastes. Évidemment les personnages archétypaux et les sous-textes politiques et sociaux qu’ils charrient sautent aux yeux : Clara est afro-descendante, issue des favelas, Ana est blanche et grande bourgeoise, cloitrée dans son immense appartement dont la décoration intérieure emprunte, non sans une certaine malice, à l’univers enfantin des châteaux forts et des princesses. Mais si cette lutte des classes accuse un schématisme trop lisible, celui-ci est adouci par un travail plastique inventif et naïf, qui jongle avec l’héritage du cinéma pionnier et un graphisme de bande dessinée. La première partie des Bonnes Manières se montre d’une agilité étonnante dans son rapport à l’image numérique, notamment dans l’élaboration et l’opposition des espaces. L’intérieur de l’appartement d’Ana est filmé avec une très faible profondeur de champ et dans une lumière diurne artificielle qui rendent le mouvement très fluide et la composition très frontale, proche de l’imagerie kitsch des telenovelas – la bande-son très commerciale rajoute à la sensation d’une scénographie ultracontemporaine et volontairement enlaidie. Au contraire, l’extérieur urbain, vu à travers les fenêtres où lors des rares déambulations des personnages, est souvent nocturne et se rapproche à beaucoup d’égards, dans son abstraction et la verticalité des immeubles, à un décor expressionniste du début du siècle, les couleurs vives en plus. L’instabilité temporelle provoquée par cette juxtaposition des époques participe à un alliage formel général qui rend les lignes de scripts plus complexes qu’au premier regard. Sur le mode de l’attraction des opposés, la rencontre entre Ana et Clara révèle des ambiguïtés de plus en plus passionnantes. Sur le volet social, Les Bonnes Manières imagine moins un conflit binaire qu’une convergence entre deux âmes esseulées, assez forte pour transcender les clivages de classes. En découle un enchevêtrement fascinant entre la monstruosité et le désir irrépressible qu’il provoque : Ana, dans ses poussées lycanthropes, s’attaque à Clara qui, effrayée, s’abandonne pourtant à une étreinte sexuelle qui scelle la relation des deux femmes. Le film atteint alors son acmé : le ludisme de son image et l’ambivalence permanente, couplés à un rythme tout en retenue – presque minimaliste (deux actrices, des dialogues calmes, réfléchis, monotones) – libèrent une inquiétude pesante d’une menace qui point, invisible et impondérable.
Du rêve à la paranoïa
L’angoisse qui envahit le réel et vient hanter l’ordre social n’est pas nouveau dans le cinéma brésilien de ce début de siècle : le fantastique venait conclure de manière flamboyante le dernier acte des Bruits de Recife. Si l’on y pense forcément quand on découvre Les Bonnes Manières, il y a un degré de subtilité d’écart entre les deux films : quand Kléber Mendonça Filho contenait les irruptions horrifiques pour en maximiser les effets et les rendre insidieux, Dutra et Rojas font le pari du visible et de l’explicite. Choix référencé – l’accouchement de Joel, l’enfant loup-garou, qui clôt la première partie est un clin d’œil évident à Alien – mais choix faible : en changeant de focalisation, désormais centrée sur l’éducation de la progéniture monstrueuse et son impossible adaptation au reste de la société, le récit se rétracte sur un pur concept et perd de vue toutes les promesses entrevues jusque-là. L’image est moins travaillée, comme aimantée par un banal réalisme qui serait inhérent à un propos plus « sérieux » que l’anti-naturalisme de la première partie ne saurait prendre en charge. Le ton incertain et flottant laisse place à un enjeu très définissable, un film d’apprentissage besogneux et étiré qui contourne sa question principale – comment élever une créature incontrôlable, rejeton métaphorique d’une hypothétique réunion des classes ? – pour lui préférer le petit bout de la lorgnette : un traité de tolérance consensuel pour la défense de la différence. Les réalisateurs substituent donc au conte fantastique, un précipité horrifique superficiel, fait de petits gimmicks dont la légèreté fait un peu grincer des dents (une chambre d’enfant transformée en cellule de prison où Joel est attaché à des fers, qui renvoient immédiatement à une évocation de l’histoire esclavagiste du Brésil, pas du meilleur goût) ou d’une démonstration d’effets spéciaux pour figurer la métamorphose du jeune monstre. Naïvement, Les Bonnes Manières s’enfonce dans une voie sans issue et ne pourra éviter une cruauté gratuite et fataliste qui s’avère contre-productive. Le seul ami de Joel, Mauricio, lui aussi gamin des favelas, est sacrifié : au lieu de porter le film vers la fable politique triste et amère, cette séquence finit de réduire son champ de vision. Devenu ennemi public, Joel est alors traqué par tous les habitants du quartier. Ce retournement de la violence – qui fait passer le jeune loup-garou du prédateur sanguinaire à la proie apeuré – trahit un petit cynisme de bon aloi qui termine le film sur un point de montage et une note très désagréables, comme une injonction à se placer forcément de son côté sous peine d’être renvoyé au même niveau que la horde d’anonymes qui déferle sur l’écran. Le récit allégorique et les perturbantes rêveries de la première partie méritaient bien mieux que cette petite crise de paranoïa finale.