Considéré comme l’un des piliers de la « nouvelle vague argentine », Pablo Trapero s’est d’abord fait connaître avec des œuvres minimalistes et sans concessions (Mundo Grua, El Bonaerense), avant de petit à petit s’ouvrir à des projets plus amples et à des genres moins confidentiels. Fait rare, cette évolution ne s’est pas faite au détriment de la pertinence ou de l’exigence ; au contraire, le talent du metteur en scène et son acuité d’observateur de la société argentine n’ont cessé de s’affirmer et de s’épanouir, jusqu’au sommet que constitua en 2008 Leonera. Non exempt de faiblesses, Carancho suscite moins l’admiration que le mélodrame carcéral qui l’a précédé ; il n’en constitue pas moins une nouvelle preuve de la singularité d’un cinéaste passionnant.
Un carancho est un oiseau prédateur d’Amérique du Sud ; posté au bord des routes, il se nourrit des cadavres des animaux écrasés. Contrairement au vautour, ce charognard a très fière allure… Tout comme le séduisant Sosa, ancien avocat aujourd’hui employé dans une petite entreprise aussi prospère qu’illégale : ses collègues et lui « aident » les survivants d’accidents (ou, à défaut, les familles éplorées des victimes) à arnaquer les compagnies d’assurance – en échange, bien sûr, d’exorbitantes commissions. Écœuré par la nature de son gagne-pain, Sosa décide de tout plaquer quand Luján, jeune médecin urgentiste, rentre dans sa vie. Mais avant, il doit régler une dernière affaire. Juste une.
La structure de Carancho emprunte ouvertement au film noir et au thriller. La même sensation de fatalité s’y déploie, tandis qu’une menace diffuse ne cesse de planer sur le couple d’amoureux pris dans un engrenage tragique. Par son atmosphère nocturne trouée de couleurs chaudes et sa description d’un système de santé confronté à une violence sociale qu’il n’a pas les moyens de traiter, Carancho n’est pas sans rappeler À tombeau ouvert.
Malheureusement, Carancho manque de la densité qui aurait pu le hisser au même niveau d’excellence. Si la mise en scène est maîtrisée (caméra très mobile et proche des corps et des visages, plans-séquences discrètement virtuoses), le film souffre de trop se concentrer sur la relation entre les deux personnages principaux – prévisible histoire d’amour que les comédiens, pourtant excellents, peinent à rendre émouvante. Surtout, le récit suit trop sagement des rails déjà empruntés par de nombreux polars, d’où une certaine impression de déjà-vu. Les haletantes scènes finales, qui culminent dans un épilogue brutal à la cruelle ironie, viennent heureusement compenser ces quelques faiblesses narratives.
Le film reste une plongée convaincante dans les tréfonds de la société argentine. Comme les œuvres précédentes de Pablo Trapero, Carancho constitue une passionnante radiographie d’un pays gangrené par la corruption, la violence et les inégalités. Première cause de mortalité en Argentine, les accidents de la route représentent autant un fléau social qu’une aubaine pour les profiteurs qui prospèrent sur les ruines de l’état-providence : le milieu des « caranchos » devient ainsi la parfaite métaphore d’un délabrement économique et moral généralisé. Ce n’est pas pour rien que le film a rencontré un succès considérable en Argentine, où un projet de loi, dit justement « anti-carancho », est depuis en préparation. Il y a trois ans, grâce à Leonera, Pablo Trapero avait déjà réussi à ce que les mères condamnées par la justice puissent élever leurs enfants chez elles plutôt qu’en prison : une nouvelle fois, ce réalisateur prouve qu’un cinéma à la fois populaire et exigeant peut, parfois, faire bouger les lignes.