Avec son quatrième long métrage, Iñárritu continue d’explorer les possibilités de sa forme de prédilection : le film choral. Cette fois, il s’agit tout bonnement de peindre à l’écran… le monde entier. Et pourquoi pas ? Peut-être moins spontané et moins fluide que son splendide Amours chiennes, Babel est avant tout un film profondément réfléchi sur sa forme et sur son fond.
Restant fidèle à sa forme favorite, Iñárritu signe avec Babel un nouveau film choral : d’un Japon urbanisé jusqu’aux confins du désert marocain, quatre groupes humains sont liés de façon plus ou moins ténue. Le scénario adopte une approche compliquée, trop peut-être. Le film, si l’on veut s’en tenir au simple aspect narratif pur, pêche par une entropie un peu trop présente, et une inclination parfois trop lourde vers le pathos bavard. C’est un défaut majeur, qui peut agacer voire aliéner le spectateur au film. Et c’est profondément dommage, tant Babel possède de grandes qualités cinématographiques et une réflexion solide sur des problématiques actuelles.
Ce qu’il néglige scénaristiquement, le film le compense par son aspect visuel. Ainsi, alors que la narration passe de l’une à l’autre piste, chaque séquence est reliée à celles qui l’entourent avec des fondus enchaînés purement visuels ou plus symboliques, certains d’une audace incroyable (on retiendra celle où Gael García Bernal décapite un poulet au mariage mexicain d’une façon très sanglante, enchaîné avec l’image de Cate Blanchett en pleine hémorragie). Au-delà du simple plaisir cinématographique d’un tel exercice de style, cela permet aussi et surtout d’établir un lien bien plus signifiant qu’un scénario parfois brouillon entre les personnages : c’est d’ailleurs là la grande qualité de Babel, et peut-être le signe d’une évolution dans le style narratif de son réalisateur.
Quant au discours parfois trop pesant que génère son scénario entropique, Iñárritu semble avoir conscience de la nécessité de l’alléger : c’est encore une fois l’image qui viendra au secours du discours. De nombreuses séquences seront filmées sans dialogue aucun. Chieko, jeune japonaise traumatisée par la mort de sa mère, est affligée de mutisme et de surdité. Les séquences la mettant en scène sont réalisées selon son point de vue sensitif, transmettant symboliquement ce handicap au spectateur. Mais plus le film avance, et plus les séquences qui se débarrassent de ces deux sens seront communes à tous les personnages. Film avant tout basé sur ceux-ci, Babel s’appuie toujours plus sur les rapports tissés entre eux, laissant aux seuls images et jeu des acteurs le soin de figurer les états d’âme de chacun, sans que le dialogue n’intervienne. Danse, musique, sourire, langage des corps : cet espéranto visuel appuie le discours de la mise en scène en fondus enchaînés. Une fois passée la barrière de la langue — la nécessité du langage — tous se ressemblent, fondamentalement. L’image seule semble devoir importer, non qu’elle ne fasse que démontrer, mais aussi parce qu’il est possible de comprendre les autres et l’extérieur sans explications appuyées.
Car c’est évidemment le langage qui est le principal enjeu ici : Richard et Susan (Brad Pitt et Cate Blanchett) ne cessent de remettre la « discussion » définitive sur la mort de leur enfant, Chieko et Yasujiro (Kôji Yakusho), son père, ne se parlent plus, et cela n’a rien à voir avec le mutisme de la jeune fille… Ces mésententes, dans tous les sens du terme, sont également présentes pour appuyer un discours humaniste. Richard et Susan, coincés par la blessure grave de cette dernière dans un village reculé du Maroc, vivront aux côtés de Marocains qu’ils ne comprennent pas, dans une harmonie précaire, au mieux. Mais, à leurs côtés, les autres touristes de leur car, bercés d’illusions médiatiques, deviennent fous de peur à l’idée que ces mêmes Marocains puissent les assassiner. Benoîtement idyllique ? Naïf ? Peut-être bien. Cela n’empêche pas que lorsque l’Occident, où le langage se doit d’énoncer les faits sans ambiguïté, reprend ses droits à la fin, la comparaison entre le monde du visuel, du tactile et du sensitif et celui du langage oral, saturé d’idées reçues, joue évidemment en la défaveur de ce dernier.
Choisir un titre tel que Babel appelle une explication des plus évidentes : il s’agit de montrer que l’humanité est une, malgré les différences de communication. Si le pathos est présent dans le traitement du scénario, c’est dans le ressenti de celui-ci que les choix d’Iñárritu font merveille. Pourvu que l’on outrepasse cet aspect, le langage visuel — et donc essentiellement cinématographique — qu’il emploie dans Babel permet au réalisateur d’affirmer avec candeur et humilité sa croyance dans une humanité plus égale.
Finalement, cette candeur n’a qu’un temps : Iñárritu n’est pas dupe de son discours idyllique, pas plus qu’il ne l’est des limitations de son scénario et du choix du film choral. Cette dernière difficulté, il choisit de la subvertir pour proposer en lieu et place de rehausser la valeur de ses images. Son discours plein de foi dans une humanité égalitaire, par contre, ne fait qu’un temps, car titrer Babel c’est également rappeler que Dieu sépara les hommes par la langue. Excepté que dans l’analyse proposée par Iñárritu, aucun dieu n’intervient. Méfiance, parti-pris, idées reçues, peur de l’autre : si l’on ne se comprend pas, c’est de la seule faute de l’homme. Finalement, Iñárritu ne propose pas de solution. Nous ne nous comprenons pas, et ne nous comprendrons jamais.