Une longue lutte aura été nécessaire pour que le moteur enfin extrait de sous le capot de l’épave soit exhibé comme un trophée de chasse. Pour le novice en mécanique, il y a quelque chose de très beau, de presque magique, à voir apparaître en gros plan cette pièce dont le fonctionnement reste mystérieux. Dans ce cadrage qui anoblit un objet peu montré au cinéma transparaît la fascination de la réalisatrice pour le savoir faire mécanique des hommes, pour leur aptitude à inventer comment monter et démonter les pièces de véhicules hors d’usage en vue de les réutiliser.
Le lieu unique qu’est la casse libre service de région parisienne dans laquelle se côtoient des mécaniciens professionnels et des amateurs qui viennent uniquement chercher la pièce idoine sert de décor à une série de portraits en action d’hommes au travail. Attentivement, Nadège Trebal enregistre leurs gestes, la méticulosité des doigts qui dévissent un écrou comme la force et la patience qu’exige le démontage d’un pare brise.
Sous la constitution d’une forme d’encyclopédie filmée des gestes mécaniques point une autre motivation : profiter du fait que ces hommes sont absorbés par leur tâche pour documenter le corps masculin en mille postures. Couchés par terre, penchés, déployant leur force ou au contraire faisant preuve de doigté. Le langoureux travelling qu’accompagne la musique sensuelle de Luc Meilland en atteste : c’est bien d’une déclaration d’amour aux hommes qu’il s’agit. Comme dans son premier film Bleu pétrole qui faisait la chronique de l’activité syndicale dans un lieu de travail clos et éminemment masculin (une raffinerie de pétrole), la réalisatrice tisse ici un lien inattendu entre le posture très politique de documenter le travail, et la charge érotique de filmer des hommes.
Sans s’arrimer à un personnage en particulier, le film cherche l’articulation entre la topographie labyrinthique de son décor unique, et la multitude des hommes qui le peuplent. Des allées de ce huis clos à ciel ouvert peut surgir un homme qui, tout en travaillant, se livre à un récit intime de sa vie ou bien peut apparaître l’acharnement d’un autre à avoir raison d’une carcasse récalcitrante. Ces moments de rencontre entre les hommes et la cinéaste tapie à leurs côtés sont entrecoupés par de brèves séquences qui juxtaposent des plans des allées vibrionnantes. L’effet de latence produit par ces mini-séquences de transition traduit bien le parallèle entre la cinéaste qui traque les hommes et les mécaniciens qui convoitent le bon élément.
Dans cette mise en scène du hasard que permet le quadrillage des allées, on comprend bien que provoquer la chance exige avant tout de la patience. En filmant attentivement, dans la durée, la cinéaste fait advenir la dramaturgie propre à l’activité mécanique. Par exemple, le suspense que peut contenir l’opération de démontage d’un pare-brise.
Tout comme le lieu, construit en longues allées parallèles, offre tantôt une profonde perspective, tantôt une vue occultée, le film se construit sur l’alternance du proche et du lointain. Entre l’observation des gestes ou de la pièce et l’évocation bien plus large d’une histoire de la désindustrialisation. Les épaves de tôle abandonnées racontent quelque chose de la façon dont la société consumériste méprise les objets qu’elle utilise. Car cette casse n’est ni plus ni moins qu’un supermarché du rebut, de la seconde main, où certains mécanos amènent leurs enfants comme ils leur feraient passer le samedi après-midi au centre commercial.
Parallèlement, c’est assez logiquement une histoire de l’immigration, étroitement liée à l’essor de l’industrie automobile, qui se dessine aussi au fil des témoignages dans lesquels des hommes racontent dans quelles conditions matérielles ils sont venus en France depuis la Tunisie, le Burkina Faso ou le Mali.
Une profonde nostalgie se dégage de ce que ces mécaniciens démantèlent les véhicules qu’ils se sont échinés, une génération plus tôt à assembler. Ali, le Tunisien, résume avec malice à quel point le rapport à la mécanique s’est dévoyé d’une génération à l’autre en disant que ses filles cassent les voitures et que lui les répare. À sa façon, il dit ce qu’esquisse le film : à quel point le peu de considération des gestes de la mécanique par notre société amène à ce que la transmission de la beauté de ces gestes se perde, à mesure que la mécanique elle même quitte les habitacles pour être remplacée par l’électronique, façon d’imposer à l’automobile une obsolescence programmée.
Nadège Trebal sera l’invitée des Rendez-vous du Cinéma cinéma de la Médiathèque de l’Abbaye – Nelson Mandela à Créteil le Samedi 18 octobre à 16h. La rencontre sera animée par Raphaëlle Pireyre