Faire reluire une certaine tradition du cinéma français avec des techniques et des recettes inspirées du cousin d’Amérique : cela ressemble à une tendance actuelle du cinéma de genre national à la peine, et pourtant cela ne date pas d’hier. Le précurseur de ces tentatives de métissage pourrait bien être Henri Verneuil (1920 – 2002), dont la prolifique carrière soutient aujourd’hui encore quelques soirées télé. À mi-chemin entre l’américanophilie habitée – et aux riches aspérités, elle – d’un Melville et la fidélité tranquille aux principes routiniers du « cinéma de papa », Verneuil fut l’un des plus fervents à chercher l’efficacité technique hollywoodienne pour raffermir une mécanique de spectacle familière au public français, au moment précis où la Nouvelle Vague se chargeait de changer profondément la donne. Et quoi de plus évocateur, pour ce grand écart entre désir d’ailleurs et attachement à son chez-soi, qu’un titre comme Cent mille dollars au soleil, en français dans le texte ?
Bien installé dans l’industrie du film français depuis le succès de la comédie La Vache et le Prisonnier où il dirigeait Fernandel en 1959, Verneuil a montré dans la suite de sa longue carrière un intérêt marqué pour l’ampleur de facture du cinéma hollywoodien, lui empruntant tantôt l’image (dans les années 1960, il ne dédaignait pas le format « Scope »), tantôt les acteurs anglophones, tantôt les cascades, voire les genres (jusqu’au thriller politique post-Kennedy avec I… comme Icare en 1979). Néanmoins, derrière le dépaysement recherché dans ses films, il restait fidèle à cette bonne vieille tradition de « qualité française » assez rigide : prédominance des scénaristes-dialoguistes, aux écrits portés par des têtes d’affiche imparables, et une bonne technique pour donner une charpente au tout, à défaut de chair. Du cinéma américain, il ne tirait qu’une patte, une sorte d’« American touch », jamais un moyen de libérer une expression de cinéaste.
Menace de panne sèche
Tourné entre la France et le Maroc en 1964 – dans le creux de la Nouvelle Vague, pour ainsi dire, Cent mille dollars au soleil envoie Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo et quelques comparses se courir après en camion à travers le désert, sur fond de marchandise mystérieuse et d’amitié trahie. Le format 2.35, les paysages désertiques et les péripéties des virils camionneurs évoquent irrésistiblement les ingrédients d’un western où les Berliet auraient remplacé les chevaux. Seulement, on ne connaît guère de western aussi bavard que ce film où les dialogues salés cosignés par Michel Audiard – qui avait signé Les Tontons flingueurs l’année précédente – le disputent très vite à l’action proprement dite. On pourrait croire à une parodie – mais parodie de quoi ? La vivacité d’esprit des scénaristes-dialoguistes n’a rien ni personne dans sa ligne de mire, elle ne cherche qu’à exister et animer la fête.
Derrière la caméra, Verneuil a la technique sûre, mais l’usage qu’il fait de ses moyens montre bien à quel point sa mise en scène se borne à cela : une efficacité insipide créée par la seule technique impersonnelle. Le cadre Scope est évidemment à son aise dans les paysages désertiques, mais hors de ce contexte son langage se montre soudain très limité : le réalisateur occupe l’espace comme il peut en y séparant savamment les personnages, de façon assez sèche et finalement conservatrice (chacun à sa place), mais ne travaille jamais l’image au-delà de sa facture de professionnel. La maîtrise de Verneuil se cantonne à être un emballage de qualité pour ce qui s’avère le vrai moteur de Cent mille dollars au soleil, et qui le rattache aussitôt à tant d’autres films de « qualité française » avant et après lui, classe américaine ou non : scénario à rebondissements et à gags plus ou moins fins (le gimmick des apparitions de Blier en sauveteur goguenard), dialogues à haute teneur en répliques « audiardiennes » cinglantes et portées par des acteurs forts en gueule aux personnages affublés de surnoms. Le film, au fond, marche tout entier au rythme des péripéties scénaristiques, mais surtout des échanges animés et spirituels entre les personnages, où ils peuvent exprimer non seulement l’esprit des auteurs, mais aussi la virilité de la déclamation des interprètes. Un moteur qui ne le fait pas seulement avancer, mais qui le leste aussi.
C’est pas le Pérou
Assez vite, on a moins affaire à un film d’aventures et d’action – lequel reposerait essentiellement sur l’impact de l’image – qu’à un spectacle nourri aux exploits verbaux et occasionnellement physiques assez douteux des personnages, ou plutôt de l’image masculine commune vers laquelle eux tous, tels qu’ils sont définis par les dialogues et les jeux d’acteurs, tendent. Qu’il ait la rudesse de Ventura, la désinvolture de Belmondo, le crâne rond de Blier ou les traits et l’attitude de n’importe quel autre, le mâle qui domine chaque scène est prompt à la répartie et à la bagarre, défend farouchement son hétérosexualité (voir comment Ventura et son comparse mettent un bar à sac suite à une blague lamentable), méprise les peu fiables autochtones et leurs questions politiques, et traite avec le plus grand paternalisme des femmes partagées entre pauvres créatures égarées, boulets dans les pattes des hommes ou garces. De la morale douteuse véhiculée par ces personnages, le film de Verneuil et Audiard fait largement son miel, cherchant du public la sympathie ou le rire de connivence, et on ne s’étonne guère – c’est triste à dire – qu’il ait été un succès à sa sortie. Pas vraiment le Pérou, Cent mille dollars au soleil. Au moment où le conservatisme de l’industrie cinématographique nationale de l’époque était remis en cause avec véhémence, Verneuil donnait ici l’impression de déployer sciemment de grands moyens pour freiner des quatre fers face à une évolution aussi radicale que salutaire, et perpétuer une tradition raidie et discutable. La suite de la carrière, si elle fut plus ou moins à l’écoute de son temps, ne démordit jamais de ces principes qui ne pouvaient que continuer à produire des films solidement charpentés mais désincarnés. Il n’était pas le seul à faire de la réaction aux idées neuves et à l’abandon des habitudes. Quarante-cinq ans après, alors que la vieille garde n’est plus là, le problème de débarrasser le cinéma français de ses vieux et mauvais réflexes reste entier…