Jugé longtemps ringard, à l’aune d’un air du temps que seuls les cinéastes de la Nouvelle vague ont su capter, le cinéma populaire français des Trente glorieuses gagne à être redécouvert pour ce qu’il est : un miroir déformant, tendu par une industrie vieillissante et en perte de vitesse face à l’évolution d’une société sur laquelle elle n’a plus prise.
Qu’entend-t-on par « cinéma de papa » ? L’expression est piégeuse. Lancée par les Jeunes Turcs des Cahiers du cinéma, elle renvoie à la production française d’après-guerre, engoncée dans des drames bourgeois et des adaptations littéraires coûteuses où le scénario et le dialogue priment sur la mise en scène. Un synonyme, en somme, de ce que Truffaut désignait sous le nom de « Qualité française », dont les principaux artisans (Autant-Lara, Delannoy, Decoin…) ont connu de grands succès jusqu’à l’irruption des nouvelles vagues. Définition toutefois insatisfaisante dans la mesure où le terme recouvre un autre corpus, plus tardif, de films tournés entre l’élection de De Gaulle et celle de Mitterrand. Une série de longs-métrages portés par de grandes vedettes plus ou moins jeunes (de Gabin à Delon, en passant par Belmondo), où de célèbres dialoguistes (Audiard, Dabadie, Blier, Seria) modernisent la tradition du mot d’auteur. D’un usage à l’autre, le terme se pare toutefois d’une connotation délibérément péjorative, visant à distinguer un ensemble de films populaires adeptes du risque zéro de la modernité qui prend son essor au début des années 1960 : bref, un cinéma d’arrière-garde, qui flatte bassement le conservatisme du spectateur. Afin de saisir ce qui se joue précisément derrière cette étiquette, il faut peut-être prendre au pied de la lettre ce qu’elle revêt de paternaliste : le « cinéma de papa » est d’abord celui d’une génération d’hommes sur le retour, en bute avec le monde contemporain, et une jeunesse qu’ils ne comprennent plus.
Le grand effondrement
À titre d’exemple, on peut songer à la « fiesta » organisée par la nièce de Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs de Lautner (1963) : prétexte à une célèbre scène alcoolisée aux dialogues d’anthologie (« Je connaissais une Polonaise qui buvait ça au petit déjeuner »), elle acte aussi, selon Matthieu Santelli, la séparation définitive d’avec « une jeunesse snob et intellectuelle, spectatrice des films de la Nouvelle vague » et « indifférente » aux « enjeux et à la morale » des tenants d’un « cinéma poussiéreux ». Pour hilarante qu’elle soit, la parodie est ici l’indice du malaise de l’industrie à l’égard d’histoires prises, dix ans auparavant, pour argent comptant : le ridicule des protagonistes, souvent figés dans les postures stéréotypées du gangstérisme franchouillard, participe d’une représentation dégénérée d’un roman (Grisbi or not grisbi d’Auguste Le Breton) à l’origine parfaitement sérieux. Après le succès en salles des films de la Nouvelle vague, le cinéma français académique, jusqu’alors hégémonique, a donc été contraint de se regarder dans la glace, comme si l’époque invitait à une distance réflexive.
Tandis que les vedettes qui tiennent le haut du panier depuis les années 1930 commencent à sérieusement vieillir, la France change de visage, les plans de reconstruction des banlieues des grandes agglomérations, et notamment de la petite couronne parisienne, modernisant violemment le paysage. Lorsqu’il tourne Le Chat à Bagnolet en 1971, Pierre Granier-Deferre se souvient sans doute que, 25 ans plus tôt, Jacques Becker avait également immortalisé les atours bucoliques de la capitale dans Casque d’or. En reprenant la même interprète principale, Simone Signoret, le cinéaste souligne cruellement le passage du temps. Les bords de Seine édéniques où s’embrassaient le brigand Manda et la prostituée blonde se sont effacés au profit de chantiers chaotiques ; comme à l’unisson, le visage de Signoret s’est lézardé, boursouflé par l’alcool. Le profond désespoir qui se dégage de cette adaptation de Simenon, où l’actrice forme un couple uni dans la haine réciproque avec Jean Gabin, trouvera son paroxysme lors d’une courte scène sans parole, uniquement rythmée par la musique élégiaque de Philippe Sarde. À sa fenêtre grillagée, Signoret regarde une boule de chantier défoncer un mur de brique au ralenti ; en un raccord révélateur, le mouvement du visage de l’actrice, rejeté en arrière, initie l’effondrement du mur, comme si la grue frappait non seulement l’immeuble, mais aussi la femme elle-même, qui fait corps avec l’espace urbain dans lequel elle vit.
Le Chat (1971)
Il existe depuis le réalisme poétique des années 1930 une tradition française du décor de studio, dont Hollywood a tiré les meilleurs artisans (Alexandre Trauner en tête). Privilégier « le décor bâti en studio et qui reflète poétiquement un quartier réel, mais transposé » était là une manière de maintenir artificiellement une image de l’espace urbain, une représentation pittoresque de la France à l’intérieur de laquelle les assauts du temps n’avaient plus cours. La transformation des méthodes de tournage, notamment la démocratisation des caméras légères (le Caméflex) dont la génération de la Nouvelle vague a fait son miel, a largement contribué à ringardiser l’esthétique du studio. En contrepartie, le début des années 1960 voit les monstres sacrés enfin arpenter les rues. C’est ce qui se joue explicitement lors de l’ouverture de Mélodie en sous-sol de Henri Verneuil (1963). Jean Gabin y est Monsieur Charles, un ancien détenu qui, à sa sortie de prison, retourne dans sa bicoque de Sarcelles. Sur le chemin du retour, des tours immenses, à l’américaine, s’élancent vers le ciel autour de lui. Les lignes géométriques des HLM, en dessous desquelles apparaît le générique, contrastent violemment avec la silhouette de Gabin, sa démarche de patriarche, son visage poupon et bougon. Le corps de l’acteur, perdu au milieu d’une modernité avec laquelle il tranche, constitue un pôle de résistance au mouvement de l’histoire, ce que confirme un plan sur sa maison, petite demeure de plain-pied cernée par les immeubles comme le village d’Astérix par les Romains.
L’impossible échappée
Si Mélodie en sous-sol constitue le passage de relais entre une légende sur le déclin et un jeune acteur appelé à dominer le box-office (Alain Delon, qui jouera encore deux fois aux côtés de Gabin), Verneuil avait déjà jeté un pont entre deux générations avec Un Singe en hiver (1962). La rencontre entre le jeune acteur d’À bout de souffle et l’ancien collaborateur de Renoir et de Grémillon noue un rapport de filiation que le film exploite sans ambages : c’est par le doux sobriquet de « papa » que Belmondo, minable après une cuite monumentale, s’adresse à l’hôtelier qui le porte à bout de bras. Le matador malade en amour et l’ancien militaire rêvant à ses années passées en Chine partagent un même goût de l’ivresse, manière pour eux d’échapper à leur ville-dortoir par les paradis artificiels. Reviennent alors les souvenirs glorieux, pour l’un d’une corrida infernale, pour l’autre de la descente du Yang-se-kiang, ce « fleuve jaune » dont les « tourbillons » dangereux sont aussi ceux de la boisson qu’il descend en quantité astronomique. Dès la première scène d’ivresse, la caméra de Verneuil se fait le témoin d’un flot de paroles ininterrompu. Les racontars de l’ivrogne initient un lent travelling qui place Gabin juste derrière la reproduction d’une jonque chinoise, comme un souvenir soudain apparu.
La mise en scène souligne la verve colorée du langage dont l’inspiration poétique sonne comme une reprise du Bateau ivre de Rimbaud (« mélangez un fleuve jaune et un fleuve bleu, et vous aurez un fleuve vert, vert comme l’espérance ! »). La distance gardée avec les personnages lors de leurs élucubrations, enfermés dans des surcadrages qui limitent le champ de leurs rêveries, ancre la vision hallucinatoire dans un espace (une petite ville de Normandie, Tigreville) et un temps donné (la Seconde Guerre mondiale, puis le début des années 1960). Dans ces scènes étirées en longueur où la langue d’Audiard, particulièrement prolixes en maximes définitives (« Vous avez le vin petit et la cuite mesquine ; dans le fond, vous ne méritez pas de boire ! »), vise constamment le morceau de bravoure, se rejoue une même idée, selon laquelle la rampe symbolique vient séparer le monde réel d’un espace scénique et symbolique – soit, un zinc derrière lequel se détache un paravent exotique, des tables de bistrot où Belmondo danse le flamenco ou une couverture en guise de rideau de théâtre.
Un Singe en hiver (1962)
Si Audiard a donc laissé une marque durable sur le cinéma français, c’est parce qu’il a privilégié ces dispositifs scéniques qui transforment ses personnages en orateurs en puissance. Un Singe en hiver constitue d’ailleurs avec Le Président (sorti en 1961, ce film précédent du tandem Verneuil-Audiard met en scène Gabin en chef du gouvernement inspiré de Clemenceau) un étonnant diptyque où, avant d’entrer « dans un long hiver », un vieux cabot s’offre un dernier tour de piste pour dire ses quatre vérités à son entourage (les cons de Tigreville ou les politiciens véreux). Sous couvert d’argot et de faconde désabusée, le « cinéma de papa » modernise ici l’héritage littéraire des discours épidictiques de la rhétorique classique (louange ou blâme) et dessine, du même coup, un partage des valeurs entre les tenants d’un ordre moral révolu et la médiocrité de leurs contemporains.
Héritier principal d’Audiard dans les années 1970, Bertrand Blier (dont le père, Bernard, fut un compagnon de route du célèbre dialoguiste) radicalise ce goût de l’éloquence en faisant dysfonctionner les dialogues, qui désormais s’accumulent sur un mode résolument absurde (« C’est comment de mourir ? Comme un lavabo qu’on débouche. ») ou comme de petites tirades lyriques n’appelant plus de réponse ; d’où l’importance croissante dans ses films de la rupture du quatrième mur (Trop belle pour toi, Merci la vie), permettant aux interprètes de se lancer dans des monologues destinés à un spectateur incapable de répondre. Dans Buffet froid (1979), les toutes premières minutes montrent ainsi Alphonse Tram (Gérard Depardieu) s’engouffrer sur le quai du RER A à La Défense, avant d’accoster un comptable taiseux. Filmée de loin, la station ressemble à un vaste plateau de jeu où les trois coups seraient sonnés par la semelle des chaussures de Depardieu, qui résonnent dans le vide. Derrière les acteurs, une série d’aplats de noir et de gris, réhaussés par quelques touches de couleur, le tout évoquant le minimalisme des mises en scène théâtrales d’avant-garde : d’Un Singe en hiver à Buffet froid, la théâtralité d’un décor moderne et urbain est devenue l’écrin d’un cauchemar éveillé. Le plateau de tournage prend la forme d’un piège qui se referme sur lui-même : lorsque le comptable, excédé, part s’asseoir sur un autre banc, le contrechamp l’enferme au milieu d’une série de motifs symétriques (rangées de sièges rouges, panneaux de signalisation, escalators), à la manière d’une vaste cellule. Poussé à l’extrême, le « cinéma de papa » a fini par abandonner le réel au profit d’un monde fantasmatique et violent, où les délires anxiogènes font loi.
Buffet froid (1979)