Relatif échec lors de sa sortie en 1963, Les Tontons flingueurs a depuis largement gagné le statut de film culte au fil de ses rediffusions téloches. S’il fut pour Michel Audiard et Georges Lautner l’occasion d’étendre toute leur verve comique au sein de la parodie, il dessine aussi, inconsciemment mais sûrement, toutes les limites de la Qualité Française dont il retranscrit l’imminente fin de parcours.
Le cinéma parodique ne peut exister s’il n’a rien à parodier. Certes, me répondrez-vous, mais parodier quoi ? Un système, une manière de faire les films, une certaine conception du cinéma, qui le définiraient à échelle nationale. Un cinéma frappé d’une même logique, c’est évident dans un pays comme l’Amérique où les producteurs tracent le contour du film au sein des studios tandis que les réalisateurs opèrent à l’intérieur (même en mercenaires ou en contrebandiers), les parodies y ont toujours pullulé. En France, où le cinéma est avant tout la somme d’individualités à fortes têtes, pour qui le cinéma ne ressemble qu’à l’idée qu’ils s’en font eux, et eux seuls, c’est une autre affaire. La parodie n’y fut possible qu’à un seul moment : le début des années 1960, alors que la Qualité Française, affaiblie par la Nouvelle Vague qui avait mis à nu toutes ses failles, rendait son dernier soupir. Quand un genre s’épuise, qu’un cinéma se retrouve à bout de souffle après avoir fait les quatre cents coups, il ne lui reste plus en ultime parade que l’exagération, la boursouflure, la caricature.
Il y a alors dans l’histoire des Tontons flingueurs quelque chose de symptomatique. Fernand Naudin, malfrat sur le retour ayant roulé sa bosse avant de s’être rangé des voitures en se reconvertissant dans l’immobilier, est un jour convoqué par un vieux camarade, le « Mexicain ». Ce dernier, caïd parigot à deux doigts d’avaler sa chique, aimerait que Fernand s’occupe de Patricia, son rejeton, en gérant son pas très net patrimoine. Or l’amitié chez les gangsters, c’est un peu comme les vaches en Inde : sacrée. Fernand respecte donc le souhait de son bandit de copain après qu’il eut cané, reprenant ainsi son bizness, ce qui fait légèrement jaser du côté des sous-lieutenants, vexés de voir un quidam débarqué de nulle part manipuler le gouvernail alors qu’ils triment depuis des lustres dans l’espoir de devenir à leur tour grand manitou. Fernand se retrouve donc pris en sandwich entre les feux des règlements de comptes et les caprices de la môme Patricia, jeune lycéenne un rien galopine qui s’est entichée d’un cave louche qui donne dans la musique post-moderne, façon cacophonie. Bref, entre le classicisme des intrigues de polar et les superficialités modernes des adolescents de l’époque, y a du grabuge.
Le point culminant du film, c’est la fameuse « fiesta » qu’organise Patricia, durant laquelle les tontons, réunis au départ pour s’entretuer, se retrouvent dans la cuisine en train de tartiner quelques en-cas pour les jeunes qui s’agitent dans les pièces d’à côté, peu concernés par leurs histoires. Il est tentant ici de voir dans ces gangsters pathétiques et usés les représentants d’un cinéma poussiéreux, dont les enjeux et la morale laissent totalement indifférente une jeunesse snob et intellectuelle, spectatrice typique des films de la Nouvelle Vague. Alors les vieux briscards, un peu dépassés, ne sachant pas vraiment comment s’y prendre avec ce nouveau public, se biturent (scène culte et hilarante), et jettent tout le monde dehors. Cette scène dévoile un peu l’ordre patriarcal qui soutenait les fondements de la QF, à prendre tel qu’il était, sans compromission possible. Et dans son impossibilité d’évoluer, il fut incapable de communiquer avec la nouvelle génération, ce qui lui fut fatal.
C’est un instinct assez sûr qui a dû pousser Lautner à orienter son film vers le parodique, sentant qu’une époque était révolue. Car de prime abord, le projet avait tout du solide film de gangster, adaptation du roman d’Albert Simonin Grisbi or not Grisbi, déjà à l’origine de Touchez pas au grisbi de Jacques Becker. Il accepte ici de modifier son intrigue en la réduisant à un pur scénario prétexte. Prétexte à quoi ? À l’obsession qui hantait depuis toujours tout le cinéma QF, de Carné à Delannoy, d’Autant-Lara à Clouzot : mettre des bons mots dans la bouche de bons comédiens. Et à ce titre, le film de Lautner est un véritable festival, comme si la parodie, soudain, permettait d’assumer pleinement ce que les autres films n’osaient reconnaître comme leur grande finalité. Les comédiens se régalent donc de ce qu’on leur donne à mâcher, se figeant tous ici, curieusement, dans les rôles qui leur colleront à jamais à la peau, de Ventura en bourru antisexuel, plus dindon de la farce qu’il ne veut bien l’admettre, à Blier génialissime en faux caïd minable et sot, en passant par Lefebvre, Blanche et Rich tous en très grande forme. Et pour les nourrir, c’est un chef spécialisé dans la préparation de grands numéros qui leur mitonne des répliques aux petits oignons : Michel Audiard.
Cette étrange pratique du « dialoguiste » – l’écrivain qui orne de ses propres mots l’histoire d’un autre – propre à la QF trouve chez Audiard son point culminant et sa limite. Car si le film distille un plaisir certain de la métaphore saugrenue, de la répartie culottée, de l’argot sauvage et de l’axiome bien senti, la réalisation appliquée de Lautner qui joue habilement du hors-champ et des cadrages ne dissimulera pas que le film n’est en réalité rien d’autre que le réceptacle de l’inspiration volage du parolier, le véritable grand manitou de l’affaire, qui seul décide de son sens idéologique. C’est le dilemme de la parodie, elle est faite de la même matière que les films qui lui sont destinés. Et les films « parodiables » français seront toujours plus restreints que ceux du cinéma américain, différence culturelle oblige.