Depuis plusieurs films, nous ne savons jamais trop où Bonitzer nous mène. Mais cette fois-ci et avec lui, c’est agréable, intelligent même, de se perdre. Et si l’on plaisante beaucoup dans Cherchez Hortense, le fond et l’heure sont graves : notre Bacri national y est bien triste. Pas seulement bougon, pas seulement râleur mais triste comme un vieil homme que son propre père appelle « mon vieux » ; triste comme un lâche qui s’ennuie de n’être que ça ; triste comme un individu dans un pays occupé par l’idiotie politique. Bonitzer, choyant une équation narrative un peu molle, dissimule néanmoins sous le rire et une musique impeccable un gros attirail. La comédie aussi a ses tirs de barrage.
Avec l’âge, chez Bonitzer, les figures géométriques (comme son propre scénario) tendent gaiement au désordre, à l’entropie dirait un physicien, comme si chacun des points qui les constituaient tendaient à retrouver une autonomie compromise par l’insertion dans une cause collective. Le film commence lorsque qu’un classique triangle familial ne prend même plus la peine de dissimuler son désir d’éclatement : le fils, quoique fort jeune, a les mots, la vulgarité et la distance d’un adulte ; la mère, entre deux mises en scène, passe dans son appartement comme dans un couloir et fuit la discussion conjugale ; le père quant à lui, brillamment interprété par un Bacri tout en nuances, se perd en grimaces d’insatisfaction tandis qu’à l’extérieur il semble aussi doué pour résoudre des problèmes d’échec qu’incapable de se mettre à agir quand l’occasion se présente.
La figure antagoniste, une monade constituée de deux amoureux toujours collés l’un à l’autre, accélère ce mouvement en lui demandant d’agir pour un atome menacé d’expulsion, Zorica, gentille Serbe d’origine croate dont le cœur et le travail ne sont pas ailleurs qu’en France. Damien accepte de porter la requête auprès de son père, un gros bonnet du conseil d’Etat. Mais face au géniteur, la cellule se rétracte et passera une bonne heure à s’enfoncer toujours plus dans une figure bien plus sinueuse, la spirale de la lâcheté, jusqu’à ce que les pleurs de l’aimée inverse la dynamique. Le grand mérite de Bonitzer est d’inscrire ce mouvement centrifuge de la famille et de l’individu dans un véritable chaos, aux dimensions bien plus conséquentes, un foutoir bien plus grand que la couardise d’un seul pour la simple et excellente raison que la lâcheté est la pente naturelle de toute hiérarchie. Il s’agit de ce désordre minutieusement planifié que fut la politique sarkozyste en matière d’immigration.
La scène où Bacri, pour la première fois, choisit enfin de se révolter pour faire diversion et empêcher les policiers de demander ses papiers à la femme qu’il aime est l’un des blocs d’images le plus marquant de tout le film. Il sonne évidemment comme un rappel de ce que fut (et reste) cette part de réel, la multiplication des délits aux faciès étant, sur le terrain, la première traduction d’une politique du chiffre décidée en amont. Déclarations discriminatoires, remise en cause des accords de Schengen, ruptures avec les valeurs républicaines dans une course aux électeurs du front national, etc, bien des gens furent là pour trouver tout cela fort bien. À l’époque, Bonitzer ne dit mot. À la place, il fit un film, celui-là même qui arrive pourtant à nous faire rire aujourd’hui. Bien sûr, la clique d’acteurs présents à l’écran se démène à peine pour jouer ces rôles de petits privilégiés qu’on devine facilement bien-pensants. Mais cette sale affaire est suffisamment présente dans la structure même du récit pour en faire le nœud déterminant du film. La langue de Bonitzer s’est durcie mais s’énonce toujours à partir d’une place publique, qui naquît à mi-chemin du divertissement et de la recherche formelle, cette terre d’émotions qui a pour nom cinéma. C’est de là, précisément, qu’il nous parle. C’est pourquoi, si chacun de nous a vite oublié ce qu’il en était du passé, l’image de Bonitzer s’en souvient au pixel près et pousse à notre place, face aux policiers, ce cri de Bacri, « vous êtes pas capables d’aller dire à votre hiérarchie d’aller se faire foutre ! Des flics ça ? Des bouffons ! »
Des voix font diversion pour dénoncer l’apparence désordonnée du scénario de Bonitzer. D’autres, plus généreuses, y voient carrément une structure en fugue ! Le plus simple serait peut-être de ne pas considérer le hasard à l’œuvre dans ce film comme un effet involontaire mais comme un fait filmique incontestable. Car le hasard est le seul maître à bord de ce bateau branlant. Que sa femme, partie pour un autre, rentre à l’instant même où Damien retrouve sa détermination à agir en faveur de l’immigrée, n’est qu’une des multiples coïncidences et autres surprises narratives dont le film est truffé. Le hasard est le nom que l’on donne aux causes qu’on ignore ou qu’il est commode d’ignorer. Et Bonitzer aurait eu tort de se priver d’un moteur d’action qui sied comme un gant à ces citoyens quinquagénaires plus ou moins à la dérive. On peut voir dans ce hasard le reflet du principe aléatoire qui guident nos pas et notre courage.