Comment mettre en fiction le Front National ? C’est la question à laquelle se propose de répondre Lucas Belvaux dans un film un peu scolaire mais pas dénué d’intérêt, Chez nous. Pauline Duhez (Emilie Dequenne), infirmière à domicile dans le nord de la France, est approchée par un cadre du « Bloc patriotique » afin de concourir aux élections municipales en tête de liste aux côté de la présidente du parti, Agnès Dorgelle. Appréciée de tous, représentante d’un territoire déclassé et en colère, Pauline se laisse peu à peu convaincre… Attendu après un Pas son genre juste et mélancolique, Belvaux s’attèle ici à un film d’observation socio-politique étouffé par un scénario trop synthétique, dont on sent cependant deux grandes forces : son incarnation physique, dans le beau personnage de Pauline, et son incarnation territoriale, dans les mornes espaces du Nord.
Engrenage plat
Sur le terrain de la fiction, le film peine à dissimuler ses ficelles. La mécanique du récit laisse apparaître un dilemme un peu artificiel entre engagement politique et amoureux et laisse sans doute trop de place au scénario à certains protagonistes irritants (principalement Stéphane, incarné par Guillaume Gouix). On sent surtout le poids du cahier des charges anthropologique, le piège de l’analyse sociale qui se referme sur l’écriture des personnages et qui laisse pressentir la difficulté d’incarner un système (le FN) et une population (son électorat) sans rien oublier ni caricaturer, quitte à ratisser large. De fait, rien ne manque : le nord paupérisé, les petites gens, les périphéries urbaines délaissées, les médias anxiogènes, les montages YouTube, le barbecue du dimanche, le gang de skins en mal de migrants. On sait gré à Lucas Belvaux de ne pas enserrer ses personnages dans des systèmes de causalités trop simplistes et d’apporter de la nuances à sa représentation du peuple, dans le recoupement de certains dialogues qui distillent les contradictions et une pluralité de points de vue. Mais à trop vouloir embrasser, Chez nous finit par avoir le souffle court. De même, le film semble encore un peu trop riche, dans sa photographie et sa qualité de production, pour éviter totalement l’écueil du tourisme social. C’est arrivé près de chez vous, il y a vingt ans, rendait compte de cette misère sociale dans un genre faussement direct qui avait fait le succès de l’émission Strip Tease (et qui n’est pas, lui non plus, sans poser des questions de morale esthétique) et portait déjà, en germe, dans le corps Poelvoorde, la folie qui anime aujourd’hui tout un corps électoral.
La description, en creux du récit, de la petite mécanique politique du parti extrême, tant dans ses modalités de recrutement (le mielleux personnage de médecin joué André Dussollier) que dans le cynisme de son organisation (la candidate déresponsabilisée par de jeunes cadres du système : un directeur de cabinet surdiplômé et une jeune directrice de communication grande bourgeoise) et dans les manipulations de son discours sont au cœur du sujet du film. Hélas, la description du monde politique semble encore trop corsetée dans le temps court du film et se trouve ringardisée par la complexité que permet de recomposer, par ailleurs, le temps long de la série télévisée (on pense notamment à Baron noir, pour la série française). On aurait surtout aimé, de ce film sur la manipulation, qu’il porte en lui ce projet discursif malsain et nous mette davantage face à nos contradictions, que ce que provoque cette proposition, émue, documentée mais un peu lourde, de restitution du terrain. Pourtant, le film touche souvent juste lorsqu’il attaque la défaite politique du reste du système, à travers notamment le beau personnage du père de Pauline, ancien militant communiste, dont le renoncement quotidien à l’autonomie incarne aussi la défaite cinglante de la gauche sur cette traditionnelle terre ouvrière.
Géographie de l’émotion
Le meilleur morceau politique, dès lors, le plus vibrant, est à réserver à l’animal qu’est la présidente du parti, en tant qu’objet de fascination et vecteur final de la manipulation de Pauline. La mise en scène du pouvoir captivant du verbe et du corps de la dirigeante, et, par ricochet, sa dissipation dès lors qu’elle reprend ses activités parisiennes, laisse entrevoir d’autres ressorts, émotionnels ceux-là, de la machine politique — sans doute ceux les plus adaptés à la représentation cinématographique. C’est sur ce terrain-là que le film est sans doute le meilleur. Chez nous est évidemment, par son titre, une mise en lumière interne et subjective d’une perception du monde, qui semble a priori politique : celle des locaux. Mais ce que le film incarne, en réalité, c’est les ressorts du ressentiment, de la colère, de la révolte, dans l’incarnation d’un personnage, campé par Émilie Dequenne, évidemment au cœur de ce travail. Par sa persona d’actrice régulièrement employée, depuis Rosetta, à des rôles populaires, elle fait vivre la complexité émotionnelle d’un personnage sans grande conviction politique, balloté par ses émotions et son bon sens. D’autres scènes du film laissent apparaître le rapport fondamentalement psycho-émotionnel de chacun au corps social et aux autres (les scènes de foule, par exemple). La colère des gens, bien sûr, est la pierre angulaire du système de manipulation exploité et entretenu par le « Bloc ». Ce travail est à mettre au regard de l’incarnation territoriale du film. De longs plans de ces territoires vides ouvrent le film, dressant un état spectral de cet endroit constitué de routes qui ne mènent nulle part, de paysages abimés, de terre retournée. Les corps émus dans un environnement chargé d’histoire, de violence, de bruit sont au centre des scènes de joie du film : un match de football au stade, une descente à ski sur les neiges artificielles du terril. Éphémères contrepoints collectifs aux divisions violentes de la campagne politique.