Très référencé (Hitchcock, Simenon…), adaptation d’un roman de Didier Decoin, le nouveau Lucas Belvaux confirme l’attrait du réalisateur pour les faits divers racontés façon conte moral. Le résultat est décevant, le film souffre d’un esprit de sérieux qui plombe un beau sujet sur la lâcheté humaine.
38 témoins commence fort. Les plans d’exposition sont puissants. Des cargos arrivent à quai. On est au Havre, avec son port, avec ses grandes rues étranges résultant de la reconstruction d’après-guerre. Le soir tombe, puis la nuit. Des gyrophares déchirent l’obscurité, des policiers se ruent dans un hall d’immeuble, le corps d’une femme ensanglantée y est découvert. Si ce n’est une arrivée des uniformes filmée en mode téléfilm, le décor est bien planté. Suit la présentation des personnages principaux. Louise (Sophie Quinton) rentre d’une mission en Chine, elle retrouve Pierre (Yvan Attal), son mari, pilote de remorqueur, qui prétend ne rien avoir vu du drame puisqu’il n’était pas encore rentré. Il ment, il suffit de voir son teint pâle et ses lèvres pincées pour savoir qu’il ment. En quelques plans, le spectateur est dans le film, pris dans l’étau d’un thriller psychologique qui lorgne vers Hitchcock (le mauvais jeu du voyeur type Fenêtre sur cour, les 38 témoins qui font penser aux 39 Marches…) et Simenon (le commissaire Maigret est cité) pour la critique acerbe des hypocrisies bourgeoises.
Lucas Belvaux est sensible aux faits divers. Sa filmographie en témoigne. Il aime en extraire une parabole sociale (La Raison du plus faible, Rapt…). 38 témoins est tout à fait dans cette veine-là. Ce n’est pas l’identité du coupable qui importe, jamais elle n’est un véritable enjeu. La victime n’a pas plus de corps, juste une silhouette étendue face contre terre, un visage placardé au-dessus d’un autel de fleurs et de bougies, c’est tout. Non ce que le cinéaste cherche à disséquer, c’est le comportement des habitants du quartier au moment de crime. Qu’ont-ils vu ? Qu’ont-ils entendu ? Les oripeaux du film policier ne sont qu’une forme prétexte pour une étude de mœurs. Louise devient notre enquêtrice, et Pierre celui qui détient les clefs de l’énigme. Yvan Attal réussit une scène : celle de l’aveu. Pour le reste, il en fait trop, le visage comme une tombe. Son Pierre ne cherche même pas à faire semblant auprès de sa concubine, à jouer un tant soit peu la comédie de la normalité. Au contraire, il arbore sa dépression comme on porte haut un étendard. De fait, jamais il n’est crédible, rarement il émeut. Tout un cinéma français devrait vite renoncer aux mines renfrognées comme unique ligne de direction d’acteurs. Le pis-aller est commode mais voyant pour masquer des personnages mal dessinés.
Poussant le couple Louise/Pierre dans ses retranchements, la police enquête (très sobre François Feroleto) et la presse investigue (une Nicole Garcia pétillante). La mécanique est bien huilée, il n’y a pas de souci de côté-là. Les séquences s’enchaînent sans heurts jusqu’au générique de fin. L’apparente maîtrise pourra suffire à certains, mais il manque tout de même quelque chose à l’entreprise : de la vie. Misanthrope, le film peut l’être. Lucas Belvaux a tout à fait le droit de ne pas avoir une foi inextinguible en l’être humain. Décrire les petites lâchetés qui font la vie en société constitue même un beau sujet. Pourquoi alors croire si peu en sa qualité qu’il faut asséner les arguments par des dialogues interminables et des scènes trop appuyées (Louise qui s’égare dans les containers) ? Pourquoi faire un film sous neuroleptiques, privé d’émotion, anesthésié comme les personnages qu’il présente ? Pourquoi une telle fin qui ne sauve que Louise (éternelle absente finalement) de la curée générale ? Hitchcock ne renonçait pas à l’humour pour instaurer une tension, Simenon cachait un romantisme exacerbé au cœur de ses histoires sombres. L’un comme l’autre ne pontifiaient pas. Lucas Belvaux lui-même a assez joliment réussi une telle pluralité de registres dans sa trilogie des années 1990, depuis il s’enferme quelque peu dans un schéma plus étriqué de moine solitaire en proie à un entourage dévoré d’individualisme. La rage politique de Cavale (l’un des meilleurs films noirs français de ces dernières années) s’est mué en repli sur soi, dans une posture de donneur de leçon en retrait du monde qui ne suscite qu’un ennui poli.