Rituparno Ghosh n’est pas un inconnu. Au Bengale, État du nord-est de l’Inde, dont la capitale Calcutta est considérée comme le centre intellectuel du sous-continent, il est même considéré comme le cinéaste le plus important depuis la mort de Satyajit Ray, dont il revendique d’ailleurs l’héritage. Son talent a même dépassé les frontières régionales, si imperméables d’habitude. La preuve ? Avec Chokher Bali, il abandonne la langue bengalie et réalise un film en hindi, langue de Bollywood. Il va même plus loin, en utilisant la jeune star de l’industrie commerciale, Aishwarya Rai (Devdas) comme interprète principale. Pour autant, il n’en abandonne pas ce qui fait la richesse de son univers : un monde clos et étouffant, où les frustrations des hommes n’ont pas grand-chose à voir avec l’idéal du monde bollywoodien.
Adapté du roman du prix Nobel Rabindranath Tagore (écrivain bengali et référence absolue en termes de littérature indienne), Chokher Bali raconte l’histoire d’une jeune veuve, Binodini (Aishwarya Rai, troublante), dont l’arrivée au sein d’une famille a priori sans problèmes va déclencher une remise en question du statut de chacun de ses membres. Car Binodini est belle, cultivée, et beaucoup trop jeune pour supporter le sort réservé aux veuves indiennes, assimilé pour elle à la mort. En se liant d’amitié à la jeune mariée de la famille, Binodini veut d’abord l’entendre parler de ce dont elle a été privée : les joies et les douceurs des premiers temps du bonheur conjugal. Mais très vite, sa frustration la dépasse : la jeune femme séduit le marié et brise du même coup tous les tabous d’une société trop conservatrice. Elle-même n’en sortira pas indemne.
Dans le roman de Tagore, les pensées, faits et gestes des personnages, la paresse du marié, le spleen de la mariée et le cynisme quelque peu hypocrite de Binodini étaient analysés jusque dans le moindre détail, au point que le temps semblait étrangement dilaté, presque arrêté. Tagore donnait ainsi la sensation que Binodini était en quelque sorte l’instrument d’une fatalité avançant lentement mais sûrement vers une conclusion inéluctable : le bonheur du couple ne pouvait pas durer. Si Rituparno Ghosh ne pouvait rester complètement fidèle au déroulement langoureux de l’histoire, du moins en a‑t-il gardé l’atmosphère étouffante et malsaine. Les personnages évoluent dans un lieu quasi unique et presque fermé au monde extérieur. La chaleur de la mousson leur pèse, et le manque réel d’occupation augmente leurs frustrations : celle de la jeune mariée, convaincue qu’elle n’est pas assez sensuelle et cultivée pour retenir son époux, celle du marié, qui sent la pression sociale s’abattre sur lui à chaque fois qu’il préfère rester au lit plutôt qu’étudier, et bien sûr celle de Binodini, dont les saris blancs découvrent des épaules trop jolies pour ne plus être touchées.
Le sujet que traite Ghosh n’est pas facile : comment filmer l’ennui et la frustration sexuelle ? Dans Chokher Bali, le cinéaste se plaît à citer son maître Satyajit Ray, et notamment l’un de ses chefs-d’œuvre, Charulata. Chaque scène y renvoie : les discussions interminables entre femmes, les lents passages d’une pièce à l’autre, l’oisiveté d’une femme allongée sur son lit… Et puis, surtout, la scène de la balançoire, à l’extérieur, sorte de vaste bulle d’air trop courte, où les regards peuvent enfin se croiser et tout s’avouer avant de retourner dans la chambre sombre et close, où l’on cache à nouveau les désirs. Comme Tagore, Ghosh se sert de l’histoire de Chokher Bali pour exprimer une critique virulente de la société bengali, toute en non-dits et en fausses apparences. Ce qui était vrai au début du XXe siècle pour l’écrivain semble l’être encore aujourd’hui. Ghosh met particulièrement l’accent sur le statut mortifère et inacceptable des veuves, condamnées à ne plus jamais aimer, quel que soit leur âge. « Chokher Bali », en bengali, signifie « Sable dans les yeux ». Mais Binodini a beau jeter ce sable de toutes ses forces, la société reste aveugle. Et la jeune veuve doit finalement rejeter l’amour qu’elle désirait tant et accepter son statut, inamovible depuis des millénaires.
Depuis, Rituparno Ghosh a récidivé avec Antarmahal (2005), dont l’univers demeure très proche des préoccupations de Chokher Bali. Évidemment, le choc culturel qui découle de cette cinématographie très codée symboliquement déroutera beaucoup de spectateurs. Mais puisqu’aujourd’hui, le cinéma de Chine, de Taïwan ou de Corée du Sud nous paraît si proche, ce pourrait être très vite le cas du cinéma d’auteur indien. Et si Chokher Bali n’est qu’une des portes d’entrée de ce vaste champ de découvertes, elle est aussi l’une des meilleures.