À la suite de la sortie en salles en août dernier de Chokher Bali, film réalisé en 2003 par le cinéaste bengali Rituparno Ghosh, Bodega Films édite ce mois ci un coffret « Aishwarya Rai » réunissant deux films de l’actrice : Chokher Bali, donc, et Raincoat, tourné en langue hindi par le même Ghosh. Deux découvertes pour le prix d’une : celle du talent d’une actrice « bollywoodienne » hors normes et celle d’un cinéma d’auteur indien plus vivant que jamais.
Le curriculum vitae de celle que les Indiens appellent familièrement « Ash » est impressionnant. Miss Monde 1994, la déesse aux yeux bleu-vert entame une carrière de comédienne en 1997 avec Iruvar du cinéaste tamoul Mani Ratnam. Découverte en France avec Devdas, le film de Sanjay Leela Bhansali projeté hors-compétition au festival de Cannes 2002, où elle interprète Paro, le grand amour du héros, elle a ensuite été membre du jury cannois en 2003 puis égérie de l’Oréal en compagnie de la grande actrice chinoise Gong Li et de Laetitia Casta. Devenue symbole de l’Inde et de Bollywood à l’étranger, elle tourne régulièrement hors des frontières indiennes : en Angleterre avec Gurinder Chadha pour Coup de foudre à Bollywood (2004) – elle est même la première actrice indienne à avoir sa statue de cire au musée de Madame Tussaud –, aux États-Unis pour The Mistress of Spices de Paul Mayeda Berges. Elle a été choisie pour tourner en 2007 dans le « péplum » La Dernière Légion et devrait jouer dans le remake anglais de Chaos, tourné par Coline Serreau elle-même, et dans le prochain film de Roland Joffé (cinéaste de Mission), Singularity.
Les superlatifs sont de mise lorsqu’il s’agit d’Aishwarya Rai : « plus belle femme du monde », première actrice indienne à participer au jury du festival de Cannes et à faire la couverture de célèbres magazines anglo-saxons, comme Time, femme la plus photographiée en Inde… Est-ce à dire que le succès pourrait lui tourner la tête ? Si la jeune femme de trente-trois ans, 35 films à son actif, est la comédienne bollywoodienne la plus célébrée à l’étranger, ce n’est pas forcément la plus appréciée dans son pays : on compare souvent sa beauté froide et hautaine à celle de l’actrice Rani Mukherjee, plus populaire, plus Indienne, plus « girl next door ». Mais sans doute ses choix artistiques, souvent audacieux, ne sont pas du goût de tout le monde. Car si Ash continue de tourner dans des films commerciaux de Bollywood, interprétant notamment dans le prochain film d’Ashutosh Gowariker (Lagaan, Swades) la princesse hindoue Jodha, amour de l’empereur moghol Akbar ou apparaissant comme guest-star dans de grosses superproductions telle Bunty aur Babli, avec son boyfriend Abishek Bachchan, elle n’hésite pas à tourner dans des films plus risqués, tel Provoked, de Jay Mundhra, où elle interprète une femme battue qui assassine son époux ; ou telles ces deux œuvres du cinéaste bengali Rituparno Ghosh, estampillées « cinéma d’auteur ».
Il nous a déjà été donné l’occasion de parler longuement de Chokher Bali, adaptation peu fidèle mais remarquable d’un roman de Rabîndranâth Tagore, à l’occasion de sa sortie en salles (cf. article sur le site). Aishwarya Rai y interprétait avec pudeur Binodini, jeune veuve dont la beauté et les frustrations (sentimentales et sexuelles) brisaient l’hypocrite harmonie d’une famille et d’un couple. Le sujet de Raincoat est sensiblement différent, mais les préoccupations restent les mêmes : un jeune homme (Ajay Devgan) retrouve à Calcutta son amour de jeunesse, Neeru (Aishwarya Rai), qui avait accepté un mariage arrangé avec un homme riche pour assurer sa « sécurité ». La jeune femme veut lui faire croire que sa vie est bien telle qu’elle la désirait, mais son ancien amant découvre au fil de la journée qu’il ne s’agit que d’un tissu de mensonges. Trompée par son mari, vivant dans la misère et la peur panique d’être jetée à la rue, Neeru n’est plus que l’ombre d’elle-même. Comme dans Chokher Bali, Rituparno Ghosh joue sur la sensation d’enfermement provoquée par un huis-clos angoissant, où les personnages sont confrontés à l’ennui et la remise en cause d’une existence dépourvue de passion. Filmée dans des tons jaunâtres, Aishwarya Rai trouve ici l’un des rôles les plus intéressants de sa carrière. Cheveux emmêlés, tombant sur des yeux cernés, presque dépourvus de maquillage, « la plus belle femme du monde » semble peu préoccupée par l’image que la caméra renvoie d’elle. Son air absent et douloureux mêlées à ses mimiques enfantines, sa démarche hésitante, traînante et empesée, composent un personnage tout en nuances, qui a perdu goût à la vie, mais garde des sursauts de dignité, retenant sans cesse les larmes de ses yeux quand on l’imaginerait succomber à la crise de nerfs. Refusant de jouer de son physique avantageux, la comédienne se livre tout entière à Neeru, avec un véritable abandon de soi qui relève de la performance : la déesse abstraite disparaît derrière un symbole concret, celui de la femme indienne.
Dans Kuch Naa Kaho, film typiquement bollywoodien, tourné en 2003, Aishwarya Rai déclamait longuement dans la scène finale son désir de liberté et décrivait l’horreur de la condition de la femme en Inde, totalement soumise aux desiderata de son mari, qui pouvait s’absenter pendant dix ans puis venir réclamer des droits sur son épouse. Ash, première actrice féministe de Bollywood ?
PS : Le 6 mars, Bodega Films édite également le DVD de Black (film entièrement sans chansons, de Sanjay Leela Bhansali) et une nouvelle version remastérisée de Kabhi Khushie Kabhi Gham (La Famille indienne), avec pléthore de bonus. À se procurer sans hésiter.