Charulata est une femme d’intérieur. Non pas qu’elle s’épuise à des tâches ménagères, ses journées dans sa villa patricienne à Calcutta étant plutôt désœuvrées… Non, Charulata est une femme de l’intérieur : recluse dans la maison attenante à l’imprimerie où son époux édite un journal d’opinion, elle vit à l’intérieur d’elle-même. Dans les livres, ceux qu’elle lit puis ceux qu’elle écrit, dans l’amour secret qu’elle éprouve pour Amal, le beau-frère bohème qui arrive comme une bourrasque dans sa vie, et dans une relation intime et silencieuse au monde, qu’elle observe à travers les moucharabiehs de sa chambre. Loin de la politique et des changements sociaux qui préoccupent fort son mari, Charulata écoute la rumeur anodine de la rue sous ses fenêtres, elle l’observe à l’aide de jumelles, choisissant ce qui l’amuse ou la divertit. Femme de l’intérieur qui ne sortira de sa maison que pour mieux s’enfermer dans son couple, Charulata est pourtant celle qui voit et donne à voir le monde autour d’elle : isolée dans son jardin, rien ne lui échappe de la vie qui l’entoure. C’est surtout par elle, grâce à la plasticité et à l’expressivité du visage de la très belle Madhabi Mukherjee, que le cinéaste nous donne à voir le monde, dans un film qui est une partition subtile entre littérature et cinéma.
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Charulata, Ours d’argent à Berlin en 1965, est un sommet d’équilibre en trois dimensions – politique (la révolution bengalie, prémisses de l’Inde moderne), esthétique (la littérature et la musique) et sociale (quel destin possible pour la femme indienne à l’aube du 20e siècle ?). Le récit est somme toute assez conventionnel : alors qu’il lance un journal pour défendre la constitution d’une Inde moderne et libérale, Bhupati accueille son jeune frère Amal, qui se moque de la politique et ne se préoccupe que de poésie. Bhupati confie à son jeune frère une mission pendant son séjour dans leur villa de Calcutta : il devra amener Charulata, sa femme, à développer ses talents pour l’écriture. La complicité littéraire qui unit Amal et « Charu » se transforme vite en passion silencieuse.
Derrière cette intrigue banale que Satyajit Ray a adaptée d’une nouvelle du grand poète bengali Rabindranath Tagore, le cinéaste réussit à fusionner des éléments très disparates dans une même composition : le mouvement brahmoïste né à Calcutta, qui prônait à la fin du XIXe siècle l’émancipation de la femme et l’ouverture de l’Inde aux valeurs de l’Occident, l’hommage à l’écriture, dont plusieurs scènes de calligraphie soulignent la beauté plastique, et qui s’incarne dans les revues littéraires concurrentes où publient Charu et Amal comme dans le journal de Bhupati, la description de la cristallisation amoureuse ou encore la musique et la chanson indiennes, qui surgissent tout d’un coup dans l’espace clos d’un intérieur bourgeois. « Charu » fait le lien entre tous ces éléments, et entre les trois temps du film : celui du journalisme moderne et de la politique, celui de la cristallisation amoureuse et de la littérature, celui de l’effondrement (le journal est floué par le frère de Charulata ; Bhupati comprend le lien qui unissait Charulata et Amal). C’est encore elle, à l’arrivée, qui formulera le compromis qui permettra au journal de renaître et au couple de continuer à vivre ensemble. À l’image de ces premières scènes lumineuses où elle guette les mouvements de la rue à l’aide de sa paire de jumelles dans un mouvement circulaire qui englobe le monde extérieur, Charulata rassemble et unifie toutes les lignes narratives d’un récit riche mais fluide, touchant, divers, d’où l’humour mutin ou l’ironie ne sont jamais absents.
Charulata s’inscrit dans une vision progressiste de l’histoire de l’Inde : le film rend un hommage explicite, par la voix de Bhupati, au grand personnage de la révolution bengalie dont était issu Tagore (et, à quelques décennies de distance, la famille de S. Ray) : Rammohan Roy – même si par ailleurs l’idéalisme altruiste mais naïf de Bhupati est voué à l’échec (La Sentinelle, le journal qu’il édite, est floué par son beau-frère). Charulata est aussi un hommage au cinéma, celui de Renoir en particulier, lui aussi cité dans la caméra qui suit les mouvements de Charulata sur sa balançoire, comme celle de Renoir trente ans plus tôt voulait soulever les jupons de Sylvia Bataille dans Partie de campagne. Charulata prolonge la poésie à la fois sensible et réaliste de Renoir, dont on sait l’influence qu’il eut sur l’œuvre de Satyajit Ray : tous deux avaient en commun de ne pas distinguer la poésie du monde de l’humanisme qu’elle se devait d’exprimer.