Le classique littéraire Anna Karénine dépouillé, dégraissé, émincé et transposé dans le Kazakhstan contemporain filmé avec épure, qu’est-ce que ça donne ? De la matière d’origine ne reste que le plus prosaïque (le drame bourgeois d’une épouse de nanti qui se cherche illusoirement un avenir différent en quittant son foyer pour un autre homme), lequel, dans sa nudité, peut laisser la place pour ce que veut bien y mettre l’auteur du film : des envies, des idées, une vision du monde. Chouga ne garde du roman de Tolstoï que des balises de scénario, avant tout trois histoires de couples. Le plus vieux couple bat de l’aile suite à une infidélité du mari. Leur fille cadette est courtisée timidement par un grand binoclard un peu artiste et toujours un bouquet à la main. Quant à leur aînée, Chouga – la transposition d’Anna Karenina, mariée à un homme de l’âge de son père et avec qui elle a un fils, elle s’éprend d’un autre homme auprès duquel elle espère quitter la prison qu’est devenu à ses yeux son foyer ; elle plaque mari, enfant et confort de vie, mais finira par se heurter à d’autres murs.
« Dépouillé, dégraissé, émincé », disions-nous. Ce sont des caractéristiques que Darezhan Omirbaev a adoptées depuis ses débuts (c’est son cinquième long métrage, en presque vingt ans) pour en modeler son cinéma. La relative sécheresse de son style – quasi-absence de musique, économie des mouvements d’appareil – a pu favoriser le rapprochement fait par quelques critiques entre lui et Robert Bresson, les deux cinéastes semblant se rejoindre sur ce crédo : en faire le moins pour en dire le plus. Cela s’est surtout manifesté avec son Tueur à gages (1998), où la descente aux enfers d’un quidam contraint à honorer une dette par un assassinat offrait un panorama peu optimiste de la ville d’Almaty, l’ancienne capitale soviétique, en proie au capitalisme chaotique après la chute de l’URSS. La technique Omirbaev – minimalisme des plans ne se laissant pour effets ostensibles que le hors-champ et l’ellipse – paraissait alors idoine pour retranscrire la nudité d’âmes en plein désarroi, en perte de repères dans une réalité écrasante et difficile.
« Minimalisme calculé »
Le spectateur/critique plus ou moins blasé a pris l’habitude de se méfier de la pelletée actuelle de cinéastes piliers de festival citant Bresson – voire d’autres conceptions imposantes du plan de cinéma – pour justifier des performances esthétiques autour, généralement, de scènes choc propres à asseoir un statut en toc d’artiste sans concession. A priori, Omirbaev – qui a signé des films aux sujets un peu plus légers que Tueur à gages, tels que Kaïrat (1992) ou La Route (2001), et qui de toute manière fuit les scènes choc – échappe à cette pénible catégorie. Néanmoins, la pertinence de sa propre démarche est assez ambiguë. Ce qu’il en tire indéniablement – captations des silences que se ménagent les âmes solitaires, nudité du monde derrière ses décors, brouillage des frontières entre réel et désirs – doit composer avec la pesanteur du côté exercice de la chose, un désir de démontrer comment raconter une histoire et témoigner du monde avec un dispositif avare en effets, le dispositif fût-il lui-même un effet. Hors-champ, ellipses, silences et autres manipulations induites par un filmage évacuant le bruit et les mouvements superflus ne se montrent parfois que pour apporter un signe un peu arbitraire de présence de la mise en scène, une affirmation de fidélité au postulat que le réalisateur s’est fixé. On perçoit alors ce qui sépare Omirbaev de son supposé modèle Bresson : tandis que chez le second l’austérité s’impose comme l’expression d’une foi impérieuse et sans partage dans une manière de filmer, chez le premier elle sert aussi, en partie, d’alibi pour un exercice de mise en scène un peu moins concerné par son sujet – ce qui réduit dès lors sa portée.
Cela se ressent dans Chouga, où le cinéaste tâche de compléter le mince canevas qu’il a gardé du roman avec ses propres envies et ce que sa mise en scène peut suggérer. Ainsi fait-il du grand amoureux un photographe faisant souvent le même rêve d’enfance (à moins que ce ne soit un souvenir, on ne sait trop) et se fend-il d’un autre hommage à un art en reconstituant en abyme un tournage de film à Paris. Digressions, coquetteries ? Sans doute, mais pas forcément vaines, tant que son cinéma y trouve matière à s’exprimer et à exprimer quelque chose. De ce matériau, le « minimalisme calculé » de la mise en scène tire bien quelques visions intéressantes : par exemple l’ouverture du film, sur la confrontation sans transition entre un rêve bucolique, un réveil dans un appartement froid et l’apparition en costume du sujet prêt pour sa journée, brouillant la démarcation entre rêve, réalité et simulacre. Dans d’autres scènes, un regard posé et attentif parvient à faire parler les émotions et les états intérieurs. Ce sont des choses qui se dégagent çà et là, réelles mais pas forcément nouvelles ni essentielles, en tout cas jamais vraiment prises à son compte par le cinéaste qui les manipule avec détachement, de la même façon qu’il regarde ses personnages au travers de sa caméra rigide jouant du hors-champ et de l’ellipse. Tout cela ne dissipe pas l’idée qu’en se retranchant derrière une telle méthode, Omirbaev regarde ce qu’il fait passer dans le cadre avec une certaine distance, qu’il s’agit surtout pour lui d’appliquer des principes de mise en scène pour en tester les capacités, plutôt que parce qu’il aurait foi à leur pouvoir d’expression. On le sent même ramer un peu pour s’en tenir à ces principes, quitte à filtrer avec la solution bon marché quand par exemple, pour suggérer une nuit d’amour entre Chouga et son amant, il ne trouve rien de plus original que de cadrer la télévision diffusant un documentaire animalier… Manque à ce cinéma-là un peu d’incarnation pour dépasser son état de posture artistique et devenir une vraie proposition.