Poet, le nouveau film du rare Darezhan Omirbaev, s’ouvre sur sa plus belle scène. C’est le matin ; un rayon lumineux irradie soudainement une petite table sur laquelle se trouve une page blanche. La main de Dimar (Yerdos Kanaev) la noircit alors de son stylo, avant que la caméra glisse jusqu’à son visage. D’abord la lumière, puis la main, et enfin le regard du poète – Dimar tourne la tête vers sa fenêtre, pour contempler l’ordinaire de la ville. La forme est aussi minimale et précise que son horizon s’affirme ambitieux : en quelques plans, Omirbaev cherche ni plus ni moins qu’à figurer la dynamique de l’inspiration poétique, cette disposition à laisser la beauté frayer son chemin à travers la grisaille du monde et la recevoir pour en tirer ce petit rien, à la fois singulier et dérisoire, qu’est un poème. Le film déplie de fait, à travers les espaces et les époques, un monde où la poésie n’a plus lieu d’être, par un enchevêtrement de fragments du quotidien de Dimar et de flashbacks gravitant autour de la dépouille de Makhambet Utemisov (joué lui aussi par Kanaev), poète kazakh exécuté au XIXe siècle pour rébellion.
Le dispositif n’est pas sans risques : en construisant systématiquement ses scènes autour d’une opposition de principe (pour faire vite, entre la poésie, anachronique, et le monde contemporain, peuplé d’écrans qui nous éloigneraient du beau), Omirbaev emprunte une voie dangereuse, qui menace jusqu’au bout de dévier sur une peinture allègrement réactionnaire de la vie moderne. Cet écueil, le cinéaste ne l’évite que par la finesse de sa mise en scène (si l’on excepte quelques scènes moins inspirées, dont un rêve semi-érotique), qui ne se contente pas d’enregistrer les petits interstices venant parasiter la marche d’une société fondée sur des logiques marchandes aliénantes, mais dont l’objet est surtout de traquer l’exception au sein de la règle. Comme son personnage, le film se révèle obstiné et ne dévie jamais de sa ligne : plus encore qu’un combat, la poésie y apparaît comme une entreprise de résistance, qui consiste aussi à déceler, à l’intérieur même de la machine capitaliste, la beauté nichée dans les éléments les plus triviaux. Ainsi d’une séquence où le personnage, le nez dans son livre, attend sur le quai d’une station de métro : si sa lecture dévoile un ailleurs radical (le premier flashback, qui nous propulse dans la steppe kazakhe encore virginale), la caméra d’Omirbaev se concentre aussi sur l’étrange grâce qui se dégage de l’ouverture d’une banale porte automatique. Telle est in fine la mission de la poésie : il lui revient la tâche, inlassable et ingrate, d’accueillir la lumière susceptible d’éclairer jusqu’aux recoins les plus imprévus.