Les liens que tissent le travail des cinéastes plasticiens Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster avec l’œuvre de Christophe ne datent pas d’hier. Leur très beau Île de beauté se concluait sur « Le Tourne-Cœur », avant que le duo, pourtant plus habitué des musées et des salles d’exposition, accompagne de leurs images le concert donné à l’Olympia en 2002. De cette relation privilégiée, les cinéastes avaient déjà tiré un film, Personne n’est à la place de personne. Un film avec Christophe, qui mêlait des captations de concerts à des prises de vue plus intimes filmées en studio, chez le chanteur ou dans les loges de ses spectacles. Le titre Christophe… définitivement renvoie donc vers ces œuvres passées, comme pour parachever une longue collaboration artistique initiée il y a plus de vingt ans. Si la plupart des images de ce nouveau film ne sont pas inédites (beaucoup étaient visibles dans celui de 2009), les cinéastes ont opéré un singulier changement de point de vue à travers le montage. Alors que, dans le film précédent, l’origine des captations était systématiquement indiquée et que les séquences respectaient l’unité de lieu, ce nouveau montage se libère de toute dimension informative au profit d’une logique plus affective. Un même morceau pourra donc être accompagné d’images enregistrées lors de différents concerts, offrant au film une plus grande élasticité formelle, entièrement mise au service de l’émotion produite par les performances. Christophe… définitivement apparaît dès lors comme une étoile solitaire dans la constellation de documentaires consacrés à un artiste. On n’y trouve aucune image d’archive, voix-off, légende, ou d’entretiens avec des spécialistes et de témoignages avec des proches : le film ne cherche pas à conter le récit d’une vie ou d’un mythe (comme pouvait le faire récemment Moonage Daydream ou The Velvet Underground), mais vise plutôt à dresser un portrait, au sens presque pictural du terme, dont le numérique serait la palette.
Portrait protéiforme
La première partie, principalement constituée d’enregistrements en coulisse où le chanteur se révèle particulièrement disert, témoigne d’une grande rigueur en termes de montage ; chaque séquence vient saisir l’une des facettes de Christophe pour en dresser progressivement un portrait composite. D’abord chanteur exigeant, notamment concernant la configuration sonore des salles de spectacle, il se révèle aussi attentif au moindre détail de la scénographie, qui doit se faire la chambre d’échos de sa sensibilité (jusqu’à la couleur violette des lettres affichées sur le prompteur). Mi-dandy, mi-acteur, il demeure toujours très conscient de la présence de la caméra et interagit malicieusement avec elle, pour jouer avec son apparence et façonner son propre mythe (« Je vais faire mon beau, que ça plaise ou non. »). Par son humour et l’abondance de sa parole se creuse un émouvant écart entre son caractère enfantin (synthétisé en un plan dans lequel il joue avec un pistolet laser) et les traits vieillis de son visage.
Mais au-delà de la richesse du matériau documentaire, le film brille par la façon dont il s’empare de la plasticité de ses images numériques. De la basse définition produite par l’agrandissement des images à la surexposition des lumières, en passant par des jeux sur le ralenti et les saccades, les plans se réinventent pour capter une émotion précise. Dans son avant-propos au Cinéma du diable, Jean Epstein inscrivait le cinéma dans une longue généalogie d’instruments optiques (la lunette astronomique, le microscope, etc.) puisqu’il permettrait, selon lui, de révéler des pans de la réalité inaccessibles à l’œil nu. Par son usage du numérique, Leccia ne se contente pas d’enregistrer le réel, mais cherche à saisir de cette manière la vibration singulière d’un phénomène invisible. Les images du concert donné à Versailles semblent ainsi matérialiser la notion, pourtant abstraite, de l’aura qui entoure l’artiste. Au milieu de la scène, Christophe est entouré par une fumée bleutée rendue particulièrement vive par la sensibilité de la caméra. Au nuage numérique s’ajoute un effet sur le défilement de l’image rendant les mouvements de l’artiste beaucoup plus heurtés. La figure se fond dans un halo lumineux abstrait, si bien que le chanteur paraît se dissoudre et se répandre dans l’air. Le seul plan du film montrant le public dévoile alors une foule complètement embuée dans un brouillard de pixels, à mesure que les vibrations de la voix de Christophe emplissent la salle.
Dans une formule restée fameuse, Benjamin définissait l’aura comme « l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il ». Ce paradoxe entre le proche et le lointain peut nous permettre de préciser l’émotion produite ici par le visage de Christophe. Tout entière captivée par le chanteur, la caméra cherche à s’approcher au plus près de sa figure par l’entremise de gros plans. Le zoom et l’agrandissement permettent alors de pallier la distance qui sépare la caméra de la scène, mais ces procédés s’accompagnent en contrepartie d’une perte flagrante de la définition de l’image. Plus on cherche à s’approcher du visage, plus celui-ci est rendu abstrait : à force d’en scruter les traits familiers (que toutes les pochettes d’album ont contribué à mythifier), nous finissons par nous heurter à son altérité. Cette pudeur, sciemment cultivée par le chanteur dans ses entretiens ou à travers les lunettes bleutées qu’il a toujours arborées, nous apparaît ici en « une épiphanie du visage », pour citer la pensée de Levinas. Avec Chants, la cinéaste Martine Rousset avait elle aussi consacré un film au visage d’une chanteuse incontournable de la chanson française : Barbara. Le synopsis du film prenait la forme d’un poème qui pourrait en partie décrire certains moments du film de Leccia et de Gonzalez-Foerster : « À scruter l’image de ce visage, de ce regard, on y voit des fragments d’histoires brutes, des lumières minérales, les bribes d’un rêve sans fin… / L’insistance se heurte, jusqu’à l’abstraction, au temps décomposé, à ses chaos aux lueurs de pierre. / De ce visage revenant, rien ne se dit. / Le regard ne se déchiffre pas. »
Spectre
À l’inverse du film de Martine Rousset, qui semblait exhumer un visage venu des limbes, le film de Leccia et Gonzalez-Foerster ne déploie aucune dimension funèbre. L’un des premiers plans nous montre Christophe de dos, complètement surexposé, semblable à un ectoplasme luminescent. Dans Poussière d’étoiles, Ange Leccia refilmait et surexposait déjà le visage d’un chanteur disparu, Jacno. L’image démultipliée de la star apparaissait comme autant d’éclats fantomatiques d’une même étoile morte. C’est que, chez Leccia, les spectres n’ont pas l’aspect flou et effacé des premiers films spirites tournés en pellicule ; ils ressurgissent plutôt dans le scintillement du pixel numérique, comme l’ultime éclat d’un astre éteint. Paradoxal, le titre de ce nouveau film étoilé peut alors s’entendre comme une réponse à la mort récente du chanteur : en illuminant son visage et en faisant résonner sa voix dans les salles de cinéma, Christophe… définitivement s’écarte de la célébration mortuaire pour conjurer son absence par l’émotion et l’admiration, toujours intactes, que produisent ses plus grands titres.