Ce qui fait en grande partie, au moins depuis les années 2000, la beauté du cinéma de Todd Haynes, tient à sa manière plus ou moins assurée d’honorer les marges, qu’il s’agisse des amours réprouvées par le conformisme corseté de l’Amérique des fifties (entre une femme blanche et un homme noir dans Loin du paradis, ou entre deux femmes dans le sublime Carol), ou du combat solitaire d’un homme contre une entreprise criminelle (Dark Waters). La délicatesse du geste consistait alors à ne jamais normaliser ces marges, à ne jamais leur retirer leur caractère subversif, mais à simplement les rendre présentes et dignes d’être considérées, là où le cours de l’histoire semblait les avoir reléguées à jamais dans l’oubli.
À cet égard, The Velvet Underground voit son auteur opérer un léger pas de côté, au-delà du seul choix de la forme documentaire. Si en un sens, il y est bien question de marginaux (l’approche expérimentale du Velvet, au sein d’un genre musical qui ne semblait pas encore s’y prêter, l’a d’abord conduit à un sévère échec commercial), cette « marginalité » présente en effet moins d’aspérités, si bien qu’elle relève aujourd’hui de la légende du groupe plus que de son véritable statut. En cela, le film n’est pas sans ménager un évident décalage : à l’heure d’enregistrer les différents témoignages contenus dans le film, le Velvet Underground est devenu un groupe culte et la pochette de l’« album à la banane » n’a pas fini d’enfanter des royalties.
C’est ce qui différencie même The Velvet Underground du film de Todd Haynes auquel on serait pourtant le plus spontanément tenté de le comparer : I’m Not There, biopic étonnant de Bob Dylan dont le caractère de fiction permettait de saisir à vif l’extravagance du personnage plutôt que de la percevoir, amoindrie, à travers le regard de l’époque actuelle, où le chanteur de Like a Rolling Stone appartient au canon le plus respecté du rock et même de la littérature. Hommage à une marginalité largement rentrée dans le rang, le documentaire de Todd Haynes se présente comme un film où rien ne fait conflit, et donc comme un espace bien plus confortable que ses œuvres précédentes – ce qui le prive de ce qu’elles avaient souvent de bouleversant.
Un groupe total
La sobriété du titre traduit paradoxalement l’ambition du film : se contenter de reprendre sans ajout le nom du groupe, c’est prétendre le décrire sans fioritures pour aller à l’essentiel. Mais il faut reconnaître le soin du travail accompli : la densité et la richesse des entretiens réalisés avec les membres du groupe et leurs proches (en particulier ceux avec John Cale) permettent au film de dépasser le statut d’une simple collection d’anecdotes pour comprendre le rôle que joue le Velvet Underground dans l’histoire de la musique. S’encombrant peu de dates et de faits, et s’adressant pour cette raison davantage aux initiés, le film n’a rien d’un exposé pédagogique. Soucieux de justesse, il conjure tout autant le spectre de l’hagiographie, ou même du simple fan service, s’attardant notamment sur la misogynie ambiante à la Factory d’Andy Warhol ou sur l’invivable mégalomanie de Lou Reed.
L’incorporation de multiples éléments historiques et musicologiques fait l’intérêt proprement documentaire du film : on y découvre par exemple la fascination de John Cale pour le riff qui, par son caractère répétitif, lui a permis de trouver la possibilité d’une convergence entre la musique minimaliste expérimentale et la musique populaire, mais aussi les inspirations musicales et intellectuelles des membres, surtout de Cale et de Lou Reed, qui sont mis sur le même plan comme inspirateurs également géniaux du groupe, bien qu’une belle place soit aussi réservée aux interventions de Maureen Tucker.
En montrant à quel point le groupe appartient à une véritable galaxie artistique (que compose notamment la décisive Factory), The Velvet Underground indique réciproquement comment tout un univers est venu se cristalliser dans les créations de Lou Reed et de John Cale, présentées comme une miraculeuse synthèse de ce que l’on pouvait écouter dans les années 1960, « du rhythm and blues à Wagner » – pour reprendre une expression de Cale lui-même dans le film.
Expériences et expérimentations
Plutôt que de réciter béatement son Velvet Underground, Todd Haynes rend véritablement hommage au groupe en se montrant fidèle à son sens de l’expérimentation. C’est l’autre pôle structurant du film, à la fois document historique précieux et libre exploration esthétique – au sens étymologique du terme avant tout (« sensation »). Si le premier exige que la réalisation se fasse parfois illustrative, cette dernière ne se cantonne pourtant pas à la simple mise en images d’un contenu préalable : le montage, souvent frénétique, va parfois jusqu’à laisser les formes se libérer de l’impératif proprement documentaire pour les associer plus librement, dans une effusion de plaisir qui évoque le surréalisme (notamment par de multiples procédés de collage, comme le split screen, dont le film explore ingénieusement les possibilités) et qui semble plus fidèle à l’esprit de syncrétisme animant le groupe que ne le serait un simple passage en revue balisé de ses grands succès. Cela permet à The Velvet Underground de se présenter comme une œuvre organique, qui cherche moins à représenter l’onde de choc sensorielle que causent aujourd’hui encore les chansons du groupe qu’à la propager, et à la traduire en langage cinématographique – tout en rendant présente la langue d’origine, dans un entraînant bilinguisme.
On se souvient alors des paroles chantées par Nico dans la neuvième piste de The Velvet Underground and Nico : « I’ll be your mirror / Reflect what you are, in case you don’t know / I’ll be the wind, the rain and the sunset / The light on your door to show that you’re home ». Qu’on y lise un éloge naïf de la bienveillance des amants ou plutôt une tendre satire du narcissisme inhérent à l’amour, ce n’est certainement pas de cette manière que Todd Haynes a cherché à aimer Lou et les autres. Il semble bien plutôt avoir senti que seul un subtil art du décalage pouvait prétendre honorer celui du Velvet Underground.