Il sera difficile de reprocher à la trilogie Cinquante nuances de Grey, au moment où elle se clôt, de n’avoir pas suivi un parcours cohérent. Ce parcours consiste en une modification profonde du rapport à la signification. La série, de fait, s’était ouverte sur un univers infesté, débordé par la signification : parce que, pour Anastasia Steele (Dakota Johnson), la naissance du désir était l’apprentissage progressif d’un chemin à mener dans un monde où tout, progressivement, devenait pour elle un signe. Son itinéraire était celui d’une jeune femme qui pénétrait dans un monde toujours déjà régi par une structure de renvoi (celle du couple signifiant/signifié) où l’entièreté de l’espace semblait être le produit du phallus de Christian Grey (Jamie Dornan). Il suffit de se ressouvenir de la seule première séquence, où à une contre-plongée sur l’immeuble de Grey succédait l’ouverture forcément sexuée des portes d’un ascenseur, pour s’achever ensuite sur un orgasme émanant de l’espace sexué lui-même (une pluie soudaine). Puisque le vœu de tout signe est de se montrer sans opacité, c’est-à-dire sans bloquer l’accès à ce qu’il signifie (ici et toujours : le désir), le film trouvait son intérêt dans ce lieu précis où tout renvoyait, en pure transparence, à une signification sexuelle. Il s’agissait alors pour le personnage de trouver une place dans un lieu qui avait figé sa propre scène sémantique avant l’événement de son arrivée.
Le troisième film s’appelle, en anglais, Fifty shades freed : or précisément, l’on ne s’y libère de rien d’autre que de cette surcharge de signification, voire de la signification elle-même en tant qu’elle demeurait encore liée à la logique du signe. C’est que la série aura réussi à allier dans un même mouvement le signe (donc, surtout : l’espace déjà investi sexuellement avant l’acte sexuel, le devenir-phallique de toute chose) et les penchants sexuels de Christian Grey, qui vont progressivement réussir moins à s’adoucir qu’à se greffer à son amour. Autrement dit : pour lui, se libérer de ses pulsions (en tant toujours que prises séparément du romantisme amené par Anastasia), c’est se défaire d’une construction du monde où le processus de signification se trouverait interrompu au niveau précis d’un signifié transcendantal (le sexe). C’est donc ouvrir, a priori tout du moins, le film à autre chose que l’arrêt de toute image à l’autorité de son propre sexe.
La première piste envisagée pour cette ouverture est celle d’une construction en miroir, qui conduirait Anastasia à se construire d’elle-même un espace à la mesure de l’hybridation de leurs désirs, bref à la mesure de ce que sa survenue aura révolutionné. De nombreuses scènes l’attestent directement : ainsi de Grey lui déléguant la tâche de construire les plans de leur future maison, de la gouvernante lui rappelant qu’elle est chez Grey chez elle, ou des quelques plans la montrant non plus pénétrant un espace étranger mais arpentant avec dextérité un espace subjectivé où elle aura su faire apparaître des significations motrices, à-même d’accueillir le tracé de ses pas (soit : son bureau, mais surtout son appartement, notamment dans une scène où elle se permet, par quelque subterfuge, de tromper son garde du corps en l’envoyant dans la bibliothèque pour pouvoir quitter l’appartement, étalant devant lui sa compréhension supérieure de l’espace). Mais préférer cette piste conduirait à omettre ce qui, dans la mise en scène seule et au-delà des parcours individuels, se signale avec une radicalité rarement croisée.
Pour cela, il faudrait peut-être revenir au film précédent, Cinquante nuances plus sombres, dont l’enjeu premier était d’approfondir ou d’intensifier la logique du signe en s’engouffrant dans la profondeur – le darker était avant tout un deeper –, en revenant à un signifié originaire qui orienterait l’intégralité de la signification. Il s’agissait, par un cumul de traumas (une ancienne soumise, une éducatrice aigrie, etc.), de percer la surface du personnage de Grey en autorisant par suite un bouleversement de l’espace (il y parlait lui-même de cartographie, et faisait se dessiner sur son corps des frontières rouges à respecter) qu’il avait strictement prescrit à Anastasia. L’acmé du film se nichait dans ce moment où les mains du personnage féminin pouvaient enfin arpenter les plaies peuplant le torse de son amant, brisant la logique univoquement réglée du sadomasochisme en accomplissant enfin la possibilité d’écrire un texte à deux. La quête de l’origine trouvait son ultime résolution, paradoxale seulement en apparence, dans un accès à la surface – celle d’une peau abîmée.
C’est dans l’horizon de cette surface, dans l’événement qu’elle ouvre, que se tient le troisième film. Sa radicalité consiste en ceci qu’il n’y a de signification que surfacielle, qu’une image renvoie à une autre plutôt qu’à quelque signifié. Les intrigues ou les images n’y obéissent nullement à une logique sémiotique, mais ne sont captées que dans leur qualité de surface. Il n’est pas étonnant, à ce titre, que le film ne soit qu’un clip ininterrompu : si les intrigues, par exemple, s’y multiplient, c’est moins désormais en vertu d’une volonté de débordement qu’en fonction du possible devenir-clip (bref : devenir-surface) de chaque élément. Il ne s’agit pourtant jamais de répondre à la scène de la signification par une autre entente, possiblement plus noble, du sens : au lieu d’y substituer la perspective d’une auto-présentation qui rompe avec la scission du signifiant et du signifié, le film préfère l’abandon complet du sens au profit du renouvellement toujours redit des surfaces, si bien que chaque fragment, en tant que délié de la question du sens, apparaît comme parfaitement interchangeable et pourrait devenir l’étendard publicitaire de n’importe quel produit. À l’image de la dernière séquence, en forme de compilation, contemplée depuis une fenêtre, des meilleurs moments de la trilogie, chaque image peut être prise dans un double mouvement : d’un côté, devenir une pure surface réfléchissante (la fenêtre) ; de l’autre, être reprise dans un horizon différent, rejouée ailleurs. Les séquences partout flottent, parfaitement hors-sol, en attente de leur possible consécration sur l’écran d’une surface immaculée.
Or rejeter le film (quand bien même il serait indigent) sur ce point serait oublier d’où vient la surface, omettre que son avènement vient de la peau. Cet aplanissement généralisé est l’effet démesuré (démesuré parce que le film entier en porte la trace et, à ce titre, n’est presque plus un film) de l’événement premier de la série : celui de la peau d’Anastasia, des reliefs de son visage et de sa bouche, du jeu toujours recommencé de présence-absence nimbant son regard. Le cheminement amoureux s’achève alors sur une morale très clairement énoncée : tomber amoureux, c’est se hisser au niveau de ce qu’exigeait le premier moment, celui de l’événement des surfaces. Cinquante nuances de Grey est l’éclosion progressive d’un monde qui soit à la mesure de la peau de son personnage.