Le SM du pauvre
Bénéficiant d’une promotion cadenassée comme une porte de prison de Guantanamo, l’adaptation cinéma de Cinquante nuances de Grey, premier volume d’une trilogie, sort opportunément sur les écrans français à quelques jours de la St Valentin. Ce choix de date, outre son caractère mercantile, souligne surtout l’appartenance du film au genre romantique, loin très loin de la subversion supposée par la thématique. S’il est effectivement question de soumission et de sado-masochisme, Cinquante nuances de Grey s’interdit toute représentation frontale et réflexive de cette pratique sexuelle pour n’en délivrer qu’une vision puritaine et moraliste. Aux antipodes de Nymphomaniac, qui peignait avec crudité les perversions de son héroïne ou de La Secrétaire, qui explorait la naissance du désir masochiste, les péripéties d’Anastasia (Dakota Johnson) et de Christian (Jamie Dornan) pourraient s’assimiler à un bréviaire porno soft pour adolescentes, un SM pour les nuls.
Clouée au lit, Kate envoie sa meilleure amie Anastasia interviewer Christian Grey, un jeune businessman millionnaire au charme ravageur. La rencontre professionnelle tourne au jeu de séduction et le bellâtre entame alors une cour effrénée à coup de balades en hélicoptère, en avions et en voitures de sport. Sous le charme, la jeune étudiante encore vierge s’abandonne et découvre les plaisirs charnels mais Christian ne tarde pas à lui avouer son penchant dominateur voire sadique. Pour poursuivre leur relation, Anastasia devra accepter un contrat très sulfureux.
Si la trilogie imaginée par E.L. James, une housewife quinquagénaire britannique, a popularisé le terme de mummy porn, le classement du film en PG12 laissait circonspect quant au traitement de l’érotisme par la réalisatrice Sam Taylor-Johnson. Les séquences de soumission, point d’orgue de la torride aventure des deux protagonistes, suggèrent ainsi plus qu’elles ne montrent. La nudité y est habilement escamotée (aucun full frontal à déplorer, la morale est sauve), les mises en scène sadomasochistes réduites à peau de chagrin (yeux bandés, menottes ou cravates pour entraver et plume ou martinet pour titiller) et la représentation du plaisir se borne à des gros plans sur des lèvres mordues ou des spasmes. En lieu et place de la sophistication ritualisée de cette pratique, on assiste donc à de simples préliminaires un poil élaborés.
Soigner la perversion
Toutefois, ce n’est pas ce puritanisme d’écolière qui choque dans Cinquante nuances de Grey. Vue la matière première littéraire, on ne pouvait guère s’attendre à un brûlot érotique mais la volonté permanente d’expliquer par une psychologie de bazar la « déviance » de Christian (mère droguée et prostituée, initiation sexuelle précoce avec un adulte) ancre le long métrage dans une lecture moraliste des plus déplaisantes. Présentant la pratique de la soumission comme l’expression d’une psyché dérangée, Cinquante nuances de Grey fait le lit d’un conservatisme nauséabond prônant une sexualité normalisée.
Passant totalement à côté de son sujet (la notion de maître et d’esclave, le double consentement, la sexualité comme jeu de rôle), la réalisatrice s’enferme dans une dialectique du bien et du mal (de l’acceptable et de l’anormal) dont elle ne parvient à s’affranchir que trop rarement. Seule la séquence de discussion autour du fameux contrat tire son épingle du jeu. Pour le reste, Cinquante nuances de Grey se veut un drame romantique un peu pimenté, une histoire d’amour banale que la belle prestation de Dakota Johnson, émouvante à souhait, ne suffit pas à sauver.