C’est par hasard que Werner Herzog découvre l’existence de Timothy Treadwell, cet homme qui a vécu régulièrement pendant quinze ans en Alaska, au milieu des grizzlys, avant d’être dévoré par l’un d’eux. À sa mort, il laisse plus de cent heures de rushes censés raconter sa vie au milieu de ses animaux. Werner Herzog, habitué au mégalo, s’empare des rushes, nous les montre tout en menant parallèlement une enquête sur Timothy Treadwell. Mais alors que ce qu’il découvre sur cet homme est tout simplement affligeant, le cinéaste semble vouloir malgré tout en faire un genre de martyr.
Ce documentaire est à double tranchant. Le sujet en lui-même, c’est-à-dire Timothy Treadwell, est tout simplement fascinant, passionnant. La somme d’informations que nous livre Herzog permet au spectateur de se faire une idée du personnage, une opinion. Car Herzog, dans son enquête, n’hésite pas à mettre au jour les ambiguïtés et les zones d’ombre de cette vie hors du commun. Mais ces ambiguïtés contribuent inexorablement à réduire à néant le bien-fondé de l’engagement de cet individu. Alors qu’au début du film nous marchons main dans la main avec Herzog, émerveillé tel un enfant devant cet homme qui approche les grizzlys et leur parle comme s’il avait affaire à de gentilles peluches inoffensives, notre chemin, au fur et à mesure de l’enquête et des révélations qui en découlent, diverge. Nous lâchons la main d’Herzog. Nous ne pouvons alors continuer avec lui cette aventure et adopter son point de vue. La méfiance que nous éprouvons vis-à-vis de Timothy Treadwell ne fait que s’accroître et cède finalement sa place à un pur sentiment d’antipathie.
La première chose qui semble avoir fait naître chez Herzog le désir de s’attaquer à un sujet pareil fut la vision de quelque cent heures de rushes laissées par T. Treadwell à sa mort. Si ces images possèdent un charme certain, et qu’elles dénotent un véritable talent de photographe, on peut tout de même ne pas partager l’enthousiasme délirant de Herzog. Car le cinéaste est ébahi devant des choses dont T. Treadwell se fiche éperdument. Par exemple, dans un plan, il s’enfonce dans la végétation et disparaît de l’écran, laissant le spectateur seul face à la nature. Si cela n’est pas sans poésie, et manifeste l’attrait d’une approche première, primitive du cinéma, il faut tout de même rappeler qu’une certaine théorie cinématographique nous rebat les oreilles depuis, disons, Bazin et Rohmer, avec ce genre de réflexions, et que ce plan aurait certainement été coupé par Treadwell lors du montage final. Car cette idée d’un filmeur naïf paraît plus que discutable. L’entreprise cinématographique de Treadwell semble plus s’apparenter à un film de propagande dont le but est de glorifier et de mythifier sa personne. Il faut voir les rushes et la façon qu’il a de se mettre en scène, de faire plusieurs prises, de perfectionner jusqu’à la folie l’image qu’il va donner de lui. Car que dit Treadwell face à sa caméra, sinon qu’il est extraordinaire, que sa vie est incroyable, que lui seul peut aider les grizzlys, que lui seul est assez fort pour mener une existence telle que celle-ci.
Cherchant à découvrir les origines de cet homme, Herzog met en lumière un fait qui semble avoir été déterminant : après avoir échoué lors d’un casting, Treadwell a commencé à sombrer, à boire et à se droguer, puis est parti en Alaska pour renaître.
D’une certaine manière, lors de ce casting malheureux, un autre a été préféré à Treadwell. En se filmant comme il le fait en Alaska, Treadwell se met en scène dans un paysage magnifique et se donne le meilleur et l’unique rôle. Il est le héros de son épopée. Apparaissant seul dans le cadre, il focalise l’attention sur lui.
Treadwell n’est au bout du compte rien de plus qu’un homme ayant eu la sensation d’être mal aimé, d’être incompris, de ne pas être apprécié à sa juste valeur. Une vie telle que celle qu’il a menée n’avait d’autre but que d’attirer l’attention sur lui. C’est en s’isolant des hommes qu’il a le plus réussi à se mettre en valeur. Son entreprise n’a de sens qu’à partir du moment où autrui la voit. Il a besoin d’un public. C’est pourquoi, malgré ce qu’il a voulu faire croire, il a rarement été seul en Alaska. En ayant une femme à ses côtés, il peut alors mener à bien l’unique chose qui l’intéresse : la séduction d’autrui, voir dans les yeux de l’autre l’image du demi-dieu qu’il souhaiterait être. Se sentant incompris par le monde, il s’isole tout en cherchant à ce que le monde prenne connaissance de cet isolement. Ainsi, ce à quoi il aspire n’est pas sans rappeler ce que Roland Barthes dit de l’ascèse dans les Fragments d’un discours amoureux : « L’ascèse (la velléité d’ascèse) s’adresse à l’autre : retourne-toi, regarde-moi, vois ce que tu fais de moi. C’est un chantage : je dresse devant l’autre la figure de ma propre disparition, telle qu’elle se produira sûrement, s’il ne cède pas (à quoi?). »
Ainsi, au fur et à mesure des minutes, l’idée que nous sommes face à un fou effrayant dont l’engagement écologique n’est qu’une façade ne fait plus de doute pour personne. Seul Herzog, presque imperturbable, continue d’accompagner Treadwell à l’aide d’une voix off douce, compréhensive, tel un ami, n’hésitant pas à faire des reproches, tout en voulant le conforter dans l’idée qu’il est un enfant au cœur pur dans une humanité incapable d’amour. L’histoire de cet homme est l’éternelle histoire de l’individu aspirant à se démarquer du commun des mortels, l’histoire d’un enfant dont le désir d’être aimé deviendra au fil des années monstrueux.