Richard Dane aime les choses qui restent dans le cadre de la norme. Ce n’est pas un hasard s’il exerce le beau métier d’encadreur – il possède d’ailleurs un superbe tableau, orné par ses soins, dans son salon. Lorsque, une nuit, il entend un rôdeur dans sa maison, et qu’il l’abat en état de légitime défense, le beau cadre est tout maculé de cervelle et de sang. On aura beau le mettre illico aux ordures, le mal est fait : les choses sont sorties du cadre, et le monde de Richard Dane est sorti de la norme. Lorsque sa famille se fait harceler par le père du malfrat abattu, ce n’est que le début d’une descente en spirale dans les profondeurs d’une psyché sauvage pour le pourtant très civilisé Richard Dane.
Loin des sentiers battus
Jim Mickle, réalisateur des intéressants Stake Land et We Are What We Are, poursuit son exploration du second plan de l’Amérique, des névroses à découvrir lorsque l’on gratte le vernis de la civilisation. En adaptant le livre de l’auteur de polar Joe Lansdale, il se frotte au monde du polar noir, un genre plus terre-à-terre que les deux films précités, ouvertement fantastiques. Pourtant, c’est un monde de cauchemar que celui dans lequel plonge Richard Dane : un monde révélé par l’effondrement de la façade respectable du quotidien de la classe moyenne, et en tout premier lieu, la chute du mythe de la police garante de la sécurité de tout un chacun. Avec pour guide deux vieux briscards qu’on sent depuis longtemps à la marge, Dane s’éloigne progressivement d’une société policée, pour apprendre finalement qu’il est des choses tellement épouvantables qu’on ne peut que faire justice soi-même. Sur un sentiment similaire, Nicolas Cage avait roulé des yeux ébaubis dans le très naïf 8 millimètres : Mickle néglige les pudeurs effarouchées du film de Schumacher et tend à vouloir réveiller l’animal sauvage profondément ancré en chacun. Ni Peckinpah, ni Rob Zombie ne sont bien loin. Là où ce dernier plonge volontiers dans les outrances d’une esthétique inspirée du giallo, Jim Mickle restreint sa palette de couleurs : prédominent les couleurs froides, métalliques, nocturnes – une gamme chromatique tellement présente qu’elle est même celle choisie pour l’affiche du film, que ce soit par chez nous ou aux États-Unis. À tout prendre, ce seront carrément les caractéristique d’une voiture – elle aussi présente sur l’affiche. Voiture, eighties, film de genre (comme l’avait déjà souligné notre envoyé spécial à Cannes cette année), ne serait-on pas en plein Carpenter, période Christine ? Ou Jim Mickle s’est-il tout simplement laissé emporter par les codes du Nicolas Winding Refn de Drive ? En tout cas, c’est sûrement une histoire de bagnole. C’est d’ailleurs probablement le seul repère non flottant, dans le film, tant le réalisateur choisit de créer un sentiment d’étrangeté, de déplacement géographique : on quitte vite la petite ville où habite Dane, pour plonger dans un arrière-pays texan sans bornes, sans logique géographique. Dane est loin de sa famille, isolé, partageant la vie – frugale mais étrangement paisible, olympienne – d’individus à la marge, mais il peut lui arriver de rencontrer inopinément son facteur dans un bar. Dans quelle mesure Dane n’a-t-il pas basculé, après la mort de son cambrioleur, dans un délire d’instinct violent et de barbarie grandiose, qui l’emmène loin de son morne quotidien ?
Noir et lourd
Car la norme vécue par Dane est un véritable carcan, lourdement symbolisé par son épouse, une créature rêche à la brutalité sans nuance – on comprend mieux pourquoi les plans du personnage dans son échoppe, avec tous ses échantillons de cadres dans le dos, évoque une oppressante prison. Juillet de sang est un film authentiquement noir, duquel on aurait rayé la dimension de séduction vénéneuse : les femmes y sont, soit castratrice et mesquine, soit des victimes épouvantées. Dane se rêve en justicier, maculé de la boue glorieuse de celui qui a osé se salir les mains quand la société l’a laissé tomber. Rien n’a bien changé, en somme, depuis les films de vigilantes des années 1970, rien sinon l’enrobage. Jim Mickle insiste avec force sur la nécessité de l’isolement de son personnage : non seulement il construit, plutôt habilement d’ailleurs, son univers privé de repères géographiques, mais il place avec une force brutale son film dans les années 1980 – en témoignent la bande originale composée par Jeff Grace et Joe Rudge, et l’insistance pénible du personnage interprété par Don Johnson, qui brandit avec fierté son téléphone mobile flambant neuf. L’objet, intéressante cause de changement dans l’écriture fictionnelle, voit son incongruité soulignée avec intensité : projeter le spectateur de 2014 dans un monde presque non connecté, voilà de quoi lui faire ressentir au moins autant de vertige qu’à Richard Dane… Finalement, à force de vouloir construire un monde à la dynamique entropique, qui entraînerait son protagoniste au plus profond de sa nature instinctive, Jim Mickle néglige de s’intéresser à lui. Composé par Michael C. Hall (autrement connu sous le nom de Dexter), le personnage glisse sur le film, sans sembler ressentir quoi que ce soit, et surtout par le terrible retour à l’instinct qui est en train de lui arriver. Que dire, alors, des compagnons de voyage du personnage, encore moins développés, encore plus mutiques (particulièrement celui interprété par Sam Shepard) ? Apte à créer avec finesse une ambiance ténébreuse et originale, Jim Mickle oublie cependant d’y donner vie à ses personnages. Dommage, car le regard froid qu’il jette sur la société de la classe moyenne occidentale aurait pu être d’autant plus glaçant.