Sortant directement en DVD, Mulberry Street est à première vue un film d’horreur lambda, qui exploite les peurs millénaristes mondiales (épidémies) et spécifiquement américaines (New York à feu et à sang) et surfe sur la vague du film de zombies, en les remplaçant, au risque d’un certain ridicule, par… des rats garous. À première vue seulement, car le premier long métrage de Jim Mickle ne se résume pas à une énième resucée d’un genre surexploité mais constitue un retour aux sources plutôt bienvenu.
Un jour de canicule à Manhattan : des rats devenus agressifs mordent des humains dans la rue et le métro, leur transmettant un terrible virus qui les transforment en quelques heures en rongeurs géants assoiffés de sang. Une poignée de survivants se retranche dans un immeuble de Mulberry Street, tandis qu’au dehors, une jeune soldate à peine revenue d’Irak tente de rejoindre son père à travers un New York dévasté.
Dans les années 2000, l’horreur est devenue routinière : on trucide de l’adolescent au kilo, on fait gicler des litres d’hémoglobine sur les tee-shirts de bimbos sans cervelle – sans que le public, de plus en plus blasé, de plus en plus insensibilisé, ne s’en dégoûte, ni souvent ne s’interroge sur ce qu’on lui donne à voir. Pour lui offrir toujours plus de « sensations fortes », les moins scrupuleux des producteurs et des réalisateurs jouent la surenchère dans l’hyperviolence gratuite : ainsi, les Saw et les Hostel, séries de « films de torture » très appréciés des adolescents et des jeunes adultes, sont le reflet glaçant d’une société où le spectacle de la mort, de l’humiliation et de la douleur n’est qu’une marchandise parmi d’autres. Dans ce contexte, Mulberry Street constitue une (relative) bonne surprise, ne serait-ce que parce qu’il ne se résume pas à cette mécanique sans âme, et qu’il ne place pas le spectateur en position de voyeur appelé à jouir de la souffrance infligée à autrui.
Jim Mickle et son coscénariste Nick Damici ont visiblement cherché à rendre hommage aux classiques fauchés des années 1970, bricolés à la marge du système par des francs-tireurs comme Wes Craven, Tobe Hooper et surtout George Romero. Contrairement aux disciples officiels qui travaillent désormais au cœur même d’Hollywood – ce qui amoindrit considérablement, on s’en doute, la portée subversive de leurs remakes –, le jeune réalisateur new-yorkais a dû compenser sa criante absence de moyens (le budget est visiblement dérisoire), par une bonne dose d’imagination et un sens certain du système D. Tourné quasi clandestinement en dix-huit jours seulement, Mulberry Street ressemble de manière frappante à la Nuit des morts-vivants de Romero : même prédilection pour les gens ordinaires (ici, des petits vieux, des Latinos, des travelos, des Noirs, des mères célibataires aux charmes défraîchis…), même unité de temps, même volonté de raconter une catastrophe de grande ampleur à partir d’un huis clos, uniquement relié au monde extérieur par des écrans de télévision.
Bien sûr, comme le point de départ de son scénario peut le laisser supposer, le film, au premier degré, est assez idiot. Mais son souci des petites gens le rend sympathique. Les acteurs font leur maximum pour être crédibles, et parviennent ainsi à camper de vrais personnages qui changent agréablement des teenagers interchangeables des productions actuelles. Surtout, l’arrière-plan social est ici bien présent : le difficile retour d’Irak des soldats américains, la rapacité des spéculateurs immobiliers qui, sous prétexte de réhabiliter les quartiers des grandes villes, en expulsent les classes populaires, tout cela transparaît dans Mulberry Street, sans qu’aucun message ne soit lourdement asséné. Une seule scène rend explicite la critique sociale – quand le seul couple aisé s’enfuira de l’immeuble en laissant les pauvres se débrouiller entre eux, on saluera leur départ avec mépris : « Les bourgeois nous abandonnent ! Retournez vivre dans le Connecticut ! »
Techniquement, le film souffre cruellement de son manque de moyens : DV boueuse à gros grain, abus de filtres verdâtres, sous-exposition, tout cela est très laid. Paradoxalement, cette faiblesse visuelle devient un avantage et même une qualité : la confusion induite par une caméra tenue à l’épaule et qui ne s’attarde pas (et pour cause…) sur les maquillages approximatifs des rats-zombies renforce l’identification aux survivants débordés par la menace omniprésente, et donne un rythme très soutenu au film, une fois passées les longues scènes d’exposition. Il y a bien sûr quelques scènes sanguinolentes, mais l’horreur se joue principalement dans l’attente et dans le hors-champ : l’impact du film n’en est que plus grand. Ne pas tout montrer, c’est laisser de la place à l’imagination du spectateur – et en matière de peur, rien n’est plus efficace.
Le film s’offre même le luxe de quelques jolies scènes, qui tournent essentiellement autour du retour de la jeune soldate au regard mélancolique et au visage mangé par les cicatrices. Assise dans le train qui la ramène au foyer, elle regarde avec une mélancolie assez poignante une jeune femme « normale » qui s’est installée devant elle et qui discute gaiement au téléphone. Ce n’est pas dans tous les films d’horreur que l’on a droit à ce genre de moments pudiques et délicats.
Qu’importent ensuite les faiblesses flagrantes de Mulberry Street, son final inutilement lyrique, la bêtise de son argument de départ : le fait que l’on puisse, de nos jours, encore produire ce genre de séries B est suffisamment sympathique pour que l’on salue la tentative de Jim Mickle. Il n’y a plus désormais qu’à espérer que le petit succès de son film, célébré dans les festivals spécialisés lui permette d’en bricoler d’autres mais ne le pousse pas à vendre son âme à l’industrie du gore.