On l’a noté lors de son passage au dernier festival de Cannes : si Cold War laisse une certaine place à la musique dans divers genres (chants populaires polonais, chants staliniens, jazz), ce sont essentiellement les changements de tempos et de registres qui donnent au nouveau film de Paweł Pawlikowski sa vibration. À le revoir, cependant, on a envie de compléter ce constat : au-delà de son usage de la musique, toute la mise en scène de ce récit de romance contrariée, entre un musicien et une danseuse ballottés entre blocs Est et Ouest au cours des années 1950-60, cultive les ruptures, les désunions et les réunions.
Cela peut se voir un peu trop, comme dans ce réflexe systématique consistant à séparer d’une seconde d’écran noir les séquences distantes en temps et en lieux, pour bien souligner l’ellipse et le changement. Mais cette afféterie mise à part, la démarche de Pawlikowski parvient à incarner élégamment la spécificité et l’instabilité du désir mutuel entre Wiktor, lassé de servir le régime en place en Pologne au point de chercher l’aller simple pour ailleurs, et Zula, qui conçoit sa quête de liberté avec plus de souplesse et de pragmatisme. Dans le cadre rigide et surveillé de la « république populaire », c’est le langage des raccords cut qui positionne les protagonistes dans leur milieu et en regard l’un de l’autre. Ces raccords marquent la brutalité des changements musicaux décidés par le pouvoir (remplacement des chants populaires initialement prévus par des odes à Staline – et vice versa) mais aussi des changements de costumes pour Zula, parvenue par une habile manœuvre opportuniste au poste de danseuse dans la troupe constituée sur ordre du ministère, et qui ne cessera d’être partagée entre son amour pour Wiktor et son besoin de s’adapter à son milieu pour survivre. De même, un trouble se crée dans les champs-contrechamps impliquant le couple : un plan d’une durée un peu plus longue qu’attendu ménage un certain suspense sur le plan qui lui sera opposé et qui pourrait révéler un malaise. Un exemple significatif : tandis que Zula et sa troupe donnent une représentation devant des apparatchiks, un plan saisit son regard et laisse supposer que son amant pourrait être l’objet de son attention ; or son contrechamp montre son public en costume-cravate tout en appréciation disciplinée. Wiktor, lui, apparaît dans un troisième plan, dans son rôle de directeur de la troupe, c’est-à-dire entre Zula et le public. Un tel moment de doute sur la position respective des amants va hanter le film comme caractéristique de la fragilité de la romance : chacun d’eux ne sera jamais assuré d’où l’autre se situe.
Alors que Wiktor et Zula, l’un après l’autre, passent à l’Ouest, la caméra se fait plus mobile, une mobilité qui semble coïncider avec la liberté des improvisations de jazz pratiquées par Wiktor dans des clubs parisiens. Mais la fragilité demeure, dans la difficulté des amants à se réunir dans le même cadre, alors même qu’ils ont enfin tout loisir de le faire – témoin cette scène de boîte où, tandis que le couple est au bar, Zula délaisse Wiktor pour aller se défouler, éméchée, sur la piste de danse, suivie par la caméra qui laisse l’autre hors champ, statique et impuissant. Selon qu’ils se retrouvent d’un côté ou de l’autre du « rideau de fer », le cinéaste adopte des éléments de langage distincts pour caractériser une même réalité, celle d’une relation à laquelle font obstacle le milieu, mais aussi les attitudes divergentes des amants face à celui-ci. Deux versants de mise en scène qui se verront converger dans les poignantes dernières minutes du film : face à une caméra qui ne bouge plus, ce sont eux qui rejoignent le hors-champ, ensemble.