Pour cette fresque qui traverse en deux décennies l’Europe d’après-guerre, du bloc Est à l’Ouest, Pawel Pawlikowski a fait le choix d’une mise en scène de la soustraction. Retrouvant le noir et blanc contrasté et le format 1,37 d’Ida, son précédent film, le réalisateur polonais suit les évolutions de la guerre froide du point de vue de l’histoire d’amour d’un couple orageux inspiré par ses propres parents. Oppressés tous deux par l’absence de liberté dans leur pays, lui trouvera refuge dans un milieu d’artistes parisiens immigrés et bohèmes dans lequel elle se sent quant à elle asphyxiée. De ce couple passionnel incapable de vivre ensemble, le film dépouille la relation pour n’en montrer que des ruptures et des retrouvailles.
L’une de ces nombreuses ellipses brutales qui structurent le film, faisant sauter continuellement les amants de part et d’autre du rideau de fer, nous conduit dans un salon bourgeois. La voix française d’un ingénieur du son interrompt ce qui s’avère la projection d’un film italien dont Wiktor, accompagné d’un groupe de jazz, est en train d’enregistrer la bande originale. Ce mouvement de recul de la caméra sur l’écran de cinéma du studio incite à réfléchir à la portée du geste du cinéaste qui dans chaque scène semble chercher le juste rapport entre musique et images. C’est d’ailleurs lors d’une audition pour un groupe de musique traditionnel que Wiktor recrute Zula. Chaque séquence peut se voir comme la tentative de trouver la bonne partition, le bon tempo, le bon style musical. Mais c’est aussi à un changement de mise en scène qu’amène chaque changement d’époque. Lors des représentations du groupe Mazurek, le cadre rigide franchit peu la rampe qui sépare les chanteurs autour de Zula de la salle comble où exultent les officiels du Parti communiste qui chercheront à capitaliser sur le succès du groupe. En revanche, la caméra se déchaîne en suivant la jeune femme qui danse, ivre, sur le comptoir d’un bar parisien. Elle tourne langoureusement autour de la jeune femme lorsque celle-ci interprète, dans un français poétique dont elle ne comprend pas les images abstraites, un blues qui, conforme à son état d’âme, dit que la pendule a tué le temps. Temps qui s’écoule de manière bien peu arithmétique dans Cold War, selon qu’on est en Pologne ou en France, que les amants sont réunis ou séparés par les circonstances, mais qui semble s’accélérer, aussi, au gré de l’évolution des styles musicaux. Dans le périple musical qu’accomplit le film, le premier voyage est une plongée dans la musique populaire polonaise dont le cinéaste se plaît à offrir des gros plans d’instruments traditionnels, que l’on imagine inchangés depuis des siècles. Puis les changements de tempo et de registres s’accélèrent avec la diversité des engagements proposés à Wiktor et Zula. Aussi virtuose dans la Fantaisie impromptue de Chopin que pour l’improvisation au cœur d’une formation de jazz, le pianiste transcende artistiquement lieux et époques. Mais la modernité galopante et l’infranchissable écart de mentalités entre Ouest et Est métamorphosent les corps des amants qui, après s’être libérés d’une dictature de mouchards, sombrent dans la désillusion de se sentir à jamais apatrides.