Premier film de Spike Jonze, premier scénario de Charlie Kaufman pour le cinéma, Dans la peau de John Malkovich (1999) a été, en son temps, une comédie remarquée pour son originalité. Avec deux décennies de recul, on peut aujourd’hui revoir le film comme une sorte de borne signalant, au tournant des années 1990 – 2000, l’émergence d’une génération de réalisateurs ayant fait leurs classes dans le clip (Michel Gondry, Roman Coppola, Jonathan Glazer). Hétéroclite, bordélique, à la limite par moments du mindfuck, Dans la peau de John Malkovich repose typiquement sur une idée de clip : prendre possession, le temps d’un film, du corps d’un acteur réduit à l’état de jouet, de marionnette. L’idée est tellement séduisante que Jonze en fera ensuite une vidéo, peut-être la meilleure de sa carrière de clippeur : celle de Weapon of Choice de Fatboy Slim (2000). On y voit Christophe Walken, d’abord sagement assis dans un salon d’hôtel, entrer dans une danse convulsive, déstructurer progressivement sa gestuelle avant de s’envoler vers un tableau représentant un paysage marin et clair, comme dans une toile de René Magritte.
Dans la peau de John Malkovich est la version longue, et forcément plus laborieuse, moins parfaite de Weapon of Choice. Le titre du film nous promet une plongée dans la personnalité de l’acteur, mais la métafiction sonne creux : la vie intime du comédien, à peine effleurée, intéresse moins Spike Jonze que l’expérience opérée sur Malkovich. Dès que le fade Craig Schwartz (John Cusack), marionnettiste sans gloire, découvre la porte dérobée qui le conduit dans le corps de l’acteur, le film bascule dans le genre du voyage fantastique et évoque beaucoup, par son côté foutraque et foisonnant, L’Aventure intérieure de Joe Dante (1987). Au fil des « passages » (la collègue et la femme de Schwartz auront droit, elles aussi, à leur aventure intérieure), l’acteur devient une sorte d’auberge espagnole dans laquelle chaque voyageur découvre son identité sexuelle. Pour Schwartz, le gain est considérable : l’acteur représente un alter ego de qualité supérieure, il est célèbre et Schwartz ne l’est pas, il a un grand potentiel érotique tandis que Schwartz (complètement désexualisé par John Cusack) rame pour draguer sa collègue de travail. Côté féminin, le schéma se complexifie un peu : Malkovich fonctionne comme un sex toy qui révèle à la femme de Schwartz (Cameron Diaz) son homosexualité enfouie. Sous l’identité de Malkovich, elle couche avec la collègue de son mari et tombe amoureuse d’elle : joli ressort de comédie sur le « genre », que l’on aimerait retrouver aujourd’hui dans le cinéma de l’après #MeToo.
Cette fluidité sexuelle ne représente pourtant qu’un aspect très superficiel du film. Ce que l’on découvre en le comparant aujourd’hui à l’œuvre ultérieure de Spike Jonze, mais aussi à ses clips des années 1990, c’est une réflexion, osons dire théorique, sur l’acteur. John Malkovich, comme Christopher Walken dans Weapon of Choice, est en réalité une déclinaison de Charles, l’homme au masque de chien de Da Funk (1995). Comme d’autres vidéos réalisées par Jonze à cette époque (notamment pour les Chemical Brothers), Da Funk orchestre magistralement la disparition de l’artiste dans la musique synthétique (les Daft Punk bâtiront leur carrière sur ce procédé d’escamotage) et la dilution de cette musique dans une sorte de flux urbain (puisque l’homme à la tête de chien écoute le morceau sur un ghetto-blaster en traversant les rues de New York, en pleine nuit). Tout ce qu’a expérimenté Spike Jonze dans sa première carrière de clippeur est donc raconté dans Da Funk : la musique électronique a engendré une disparition de l’énonciateur (qui chante ? qui parle ?), le clip, qui entre à cette époque dans un nouvel âge, n’apparaît plus comme un écrin pour l’artiste (seuls Michael Jackson et Madonna peuvent encore se payer le luxe d’être les « personnages » de leurs propres vidéos), mais au contraire comme un film autonome, une œuvre à la limite de l’expérimental (le clip de Da Funk s’intitule d’ailleurs Big City Nights). Le processus de dépossession et d’aliénation de l’acteur décrit dans Being John Malkovich et Weapon of Choice découle directement de cette expérience de la vidéo : l’acteur ne s’appartient plus, il s’est dissout. Ainsi, lorsque Malkovich ouvre la porte qui le conduit dans sa propre peau, il ne peut que se découvrir étranger à lui-même, marionnette d’un monde entièrement « malkovichien », où ses doubles, masculins et féminins, se présentent à lui sous des formes parfois grotesquement travesties, comme des logos ou des marques dérivées. Jonze applique ici au cinéma les codes du « visuel » de son époque, mais sans faire exactement du visuel cinématographique ou du cinéma « clipeux » (comme celui de Gondry par exemple) : plutôt un cinéma bipolaire, où quelque chose se rompt, se sépare, se clive.
En dissociant la voix et le corps de Malkovich, Jonze touche déjà du bout des doigts une idée brillante, qu’il portera à maturité une quinzaine d’années plus tard dans Her (2014). Dans ce beau film d’anticipation, Theodore Twombly (Joaquin Phoenix) a pris la place de Craig Schwartz dans le rôle de l’homme sans sexualité, tandis que Scarlett Johansson incarne une sorte de Malkovich féminisé et numérisé : elle est la voix d’une application qui accompagne Theodore dans sa routine de célibataire dépressif. En elle se forme le songe d’une présence féminine (« Samantha ») dépourvue du poids de la présence réelle, le rêve d’un amour libéré de toute exigence d’exclusivité (« I’m yours and I’m not yours »). Mais cette voix exilée dans le monde synthétique du « vocal » éprouve la nostalgie d’un corps : voulant s’incarner pour Théodore, elle appelle une escort girl qu’elle lui jette en pâture. C’est évidemment un échec, la voix ne parvenant pas à « migrer » vers ce corps étranger. Cette scène à la fois comique et pathétique est la culmination d’une œuvre encore éparse (seulement quatre films « de cinéma » en vingt ans), qui a donné forme à la dilution des corps, à l’errance des voix, vingt-cinq après le prophétique Da Funk.