Les comédies d’Eddie Murphy se succèdent et passent de plus en plus inaperçues. L’ancienne gloire de la comédie américaine a définitivement sombré dans l’indifférence générale. Qu’est-ce qui peut bien pousser une grande star dans de tels retranchements ? Pourquoi un comique autrefois adulé finit-il par renoncer à la moindre prétention artistique ? C’est ce que nous avons tenté de comprendre en dialoguant avec lui au travers de son dernier film, Dans ses rêves.
« Coucou ! Tu me reconnais ? me fit l’acteur principal de Dans ses rêves qui débutait tandis qu’une poignée de critiques était confortablement enfoncés dans les larges fauteuils de la salle de projection Paramount.
− Bien sûr, répondis-je, tu es Eddie Murphy, la toute première super-star black de l’Histoire du cinéma, l’un des acteurs les plus populaires des années 1980, notamment grâce à des comédies sympathiques comme 48 heures, Le Flic de Beverly Hills et Un fauteuil pour deux. Dans les années 1990 ta carrière a commencé à stagner et tu t’es peu à peu réfugié dans des comédies caca-prout à base de maquillages et d’effets spéciaux gadgets.
− Mais je fais toujours des films aujourd’hui !
− Peut-être, mais tu sembles t’être définitivement enfermé dans des farces pour mioches, tantôt amusantes, tantôt absolument navrantes, et ça en dépit de la porte de sortie que ta récente nomination aux Oscars pour ton rôle dans le nullissime Dreamgirls te proposait. Pourquoi ne pas en avoir profité pour te reconvertir un peu ?
− Bof, de toute façon qu’aurais-tu voulu que je fasse d’un Oscar ?
− À part décorer ta cheminée, pas grand-chose, mais pourquoi s’obstiner à faire des films pour gamins qui manifestement n’intéressent personne, pas même toi ?
− Ces films marchent, tu sais, ils coûtent peu et récoltent beaucoup de sous lors de leurs sorties DVD, les enfants sont des spectateurs sûrs.
− Oui mais du point de vue de ton épanouissement personnel, quelle satisfaction en tires-tu ? N’as-tu pas envie d’essayer des choses plus ambitieuses, plus nouvelles ?
− Si, évidemment. Le film que tu regardes actuellement par exemple, Dans ses rêves, ne le trouves-tu pas différent de ce que je faisais avant ?
− Ça commence mal en tout cas, ça m’a tout l’air d’être une de ses éternelles et insipides histoires de père pris dans la contradiction que provoque son ambition professionnelle et sa vie de famille. Là, tu endosses le rôle d’un requin de la finance qui néglige sa fille qui, pour compenser tes absences, se réfugie dans un monde imaginaire en se glissant sous son doudou, ce qui la rend légèrement sociopathe.
− Tu n’aimes pas ce genre d’histoire ?
− J’aime ce genre d’histoire quand un grain de folie hystérique s’y insinue comme dans Menteur menteur ou qu’elle autorise une lecture satirique comme dans La Course au jouet. Mais quand c’est aussi primaire que, disons, Hook ou Jersey Girl, je trouve ça limite.
− Limite ? Comment ça ?
− Quelque chose me dit que je te l’expliquerai à la fin du film.
− Ah mais tu vas voir, il y a plein de choses étonnantes dans notre film ! Tout d’abord nous ne tranchons pas vraiment entre le rêve et la réalité : d’un côté les conseils des amis imaginaires de la fille pour les affaires de mon personnages sont infaillibles mais d’un autre côté, comme nous ne les voyons jamais, rien ne nous permet de savoir s’ils existent vraiment. C’est une ouverture à l’interprétation, tu comprends. Regarde d’ailleurs comme nous évitons le cliché du conflit au beau milieu de l’intrigue, au contraire la relation avec la fille se solidifie tout en permettant au père d’évoluer dans son boulot.
− En effet.
− Et le personnage que joue Thomas Haden Church, mon concurrent indien qui s’exprime en métaphores peaux-rouges, il est assez cocasse, non ? La scène où il dope son fils au Red Bull pour provoquer des prémonitions est plutôt marrante ?
− Certes.
− Ah, tu vois ! Et Yara Shahidi, celle qui interprète ma fille, elle est mignonne avec ses grands yeux humides et sa voix chouinante, elle a de la spontanéité, non ? Elle sort un peu du lot des enfants prodiges qu’on voit habituellement dans les films hollywoodiens.
− Oui, enfin, c’est pas avec l’indifférence absolue du tâcheron qui vous sert de réalisateur que tout cela va nous éblouir. Quelle mollesse, quelle platitude ! Comment peut-on mettre si peu de passion dans sa mise en scène ? Ce ne sont pas des cinéastes qui s’occupent de tes films, mais des majordomes, uniquement bons à te servir la soupe.
− Tu es dur. Tiens, regarde là, je fais mon numéro comique.
− Justement, ils sont mal intégrés tes numéros, on sent que tu n’y crois plus vraiment. Si bien que je te préfère au début du film, en businessman cynique et méprisant qui jette un regard noir sur son entourage. Tu y es plus juste, plus vrai, je t’imagine un peu comme ça dans la vie, à la manière de Jerry Lewis dans La Valse des pantins.
− Tout de même !
− Et d’ailleurs voilà la tant redoutée fin qui est exactement celle que j’avais devinée : le père a le choix entre aller à une réunion d’affaire décisive qui pourrait le propulser dans les hautes sphères de la finance ou se rendre au nunuche spectacle de fin d’année de sa fille qu’il a d’ailleurs fait répéter pour cette occasion. Il choisit la réunion mais au moment où il doit s’y exprimer, il lâche tout et se précipite au spectacle de la fifille qui, ça tombe bien, commence tout juste son numéro quand il entre dans la salle. Combien de fois ai-je déjà vu ça ? Tu parles d’un cliché évité !
− Mais…
− Il n’y a pas de « mais » ! C’est proprement inexcusable ! Et voilà‑t’y pas que le grand chef de la finance, joué par le cachetonnant Martin Sheen, apprécie l’audace de ton personnage et lui propose le poste de directeur tant convoité ! Conclusion : délaisser sa famille n’est pas forcément une solution pour réussir, mais si on parvient à concilier l’éducation de ses enfants avec ses ambitions carriéristes nous arriverons à nos fins de façon encore plus solide car travail et famille constituent le meilleur des équilibres. Voilà, c’est puant, c’est nul, c’est lamentable. Mais pourquoi te fourvoies-tu dans de tels navets ?
− Que veux-tu, il faut bien payer ses impôts…
− Ah non ! Ne me sors pas l’excuse financière ! De l’argent, tu dois en avoir à ne plus savoir qu’en faire ! Réponds-moi franchement.
− Franchement ? Je n’en sais rien… Mais, et toi, que fais-tu là à écrire un papier sur mon film ?
− Franchement ? Je n’en sais rien non plus…»