Dans un monde parfait, Dreamgirls serait un de ces plaisirs cinématographiques un peu coupables qui se dégustent en cachette, comme un paquet de bonbons ultra caloriques mais délicieusement sucrés. Imaginez un peu : une comédie musicale librement inspirée du parcours des Supremes, le premier girl’s band black de l’Histoire de la musique, qui révéla Diana Ross et connut tout au long de son histoire un succès phénoménal, plein de joie, de rebondissements et de tragédies. Un mélange réussi de Chicago (dont le scénariste était Bill Condon lui-même) et de Ray. Un divertissement plein de paillettes, de rimmel et de chanteuses qui hurlent leur désespoir.
Mais hélas, trois fois hélas : Dreamgirls est un ratage dans les règles de l’art, dont l’incapacité à remplir son contrat est symptomatique de la standardisation des codes hollywoodiens en vigueur depuis quelques années. La recette est toujours la même : une louche de mélo, une pincée de comédie, un peu de discours (vaguement) politique ça et là, un casting hétéroclite composé d’une superstar de la chanson, d’un comédien fraîchement oscarisé, d’une vedette de la télé au parcours de Cendrillon et d’une star du grand écran en mal de reconnaissance… Mélangez tout ça, goûtez, servez : c’est terriblement fade, mais tellement rassurant que tout le monde en redemande.
Le principal défaut de Dreamgirls est de ne pas savoir où se situer. Biopic ? Comédie musicale ? Le film est pris le cul entre deux chaises et ne parvient jamais vraiment à être l’un ou l’autre. Le parti-pris de fictionnaliser légèrement les faits tombe à l’eau, principalement parce que les personnages n’existent pas. Vagues marionnettes qui ne prennent vie que le temps d’une chanson, les héro(ïne)s du film ne sont que des figures grimées en vedettes connues dont on s’amuse à distinguer les traits physiques sans jamais éprouver la moindre empathie pour leurs tragédies personnelles. Quand Effie White (Jennifer Hudson), qui possède la voix la plus puissante du groupe, est évincée de la place de leader au profit de Deena (Beyoncé Knowles, étrangement absente), sous prétexte que celle-ci est plus jolie, le réalisateur nous sert une chanson sirupeuse pour exprimer toute la souffrance de celle qui a été injustement exclue. Le film est censé avoir atteint un point névralgique dans sa narration mais en réalité, c’est le spectateur qui souffre, obligé de supporter les beuglements d’une diva en roue libre. La scène est symptomatique du film entier : Dreamgirls, c’est la démonstration par la force au détriment de toute la finesse indispensable à la réussite d’un exercice aussi périlleux que celui du musical. C’est à peine si Bill Condon suggère du bout des lèvres la vraie raison du remplacement de la voix principale des Supremes au profit de Diana Ross : sa voix moins « ethnique », sa couleur plus claire et ses traits plus fins faisaient d’elle un meilleur argument de vente pour les radios généralistes, à l’époque plus réticentes à programmer de la musique black. Pour la politique, on repassera : la seule chose qui importe, c’est le show.
Ce qui, en soit, ne poserait aucun problème si le réalisateur se donnait les moyens de ses ambitions. Privés de chair, les personnages pourraient au moins être des symboles, des allégories dont les passages chantés tirent le film vers le merveilleux. Mais Bill Condon est particulièrement frileux : les passages musicaux sont mis en scène de façon réaliste – ce sont des scènes d’enregistrement ou de concert – sauf en de rares occasions, où les héros préfèrent le chant au dialogue pour faire passer leurs émotions. Privé de toute cohérence, le film passe de la biographie la plus sérieuse au musical le plus outrancier comme si de rien n’était. Agacé d’abord, le spectateur préférera sombrer dans l’ennui et l’indifférence la plus totale, à peine réveillé par quelques numéros musicaux plutôt réussis et la seule vraie surprise du film : Eddie Murphy, loin de ses grotesques comédies caca-boudin, époustouflant en star déchue, mélange improbable de James Brown et Marvin Gaye. Lui seul parvient à tirer Dreamgirls vers un terrain plus dangereux, plus ambigu que ce que Bill Condon est capable d’en faire : un divertissement lisse et sage comme une image, anesthésié comme un dimanche de gueule de bois, mais sans l’ivresse du samedi soir.