Pour ceux qui définissent Martin Scorsese par son style percutant et ses éclats de violence écarlate, la vision de La Valse des pantins, comédie noire de 1983 où la violence la plus ostentatoire se réduit à des gags, a pu les décontenancer quelque peu, surtout par contraste avec le film précédent du réalisateur, Raging Bull. D’aucuns ont pu y voir une œuvre mineure, où Scorsese et son fétiche Robert De Niro — qui lui proposa le projet — se seraient essayés à un exercice satirique où ils n’auraient pas été vraiment à leur place. D’aucuns ont eu tort. Rarement l’attirance du cinéaste pour les personnages d’illuminés au mysticisme tordu, les chemins de croix et les déchaînements d’hystérie aura trouvé un objet d’incarnation aussi pertinent, une fenêtre aussi judicieusement placée d’où tirer un aperçu du monde.
Il faut d’abord revenir, pour un moment, sur le point de passage obligé — voire forcé — des films de Scorsese, pour le meilleur et pour le pire : la mise en scène. Ce cinéma, si brillant qu’il puisse être — ou peut-être parce qu’il est souvent si brillant, a toujours eu un petit côté incitant à la distance. C’est qu’au-dessus de ce que ses films peuvent avoir à nous dire, sur leurs personnages, la société, une approche du monde, se profile régulièrement une silhouette encombrante : celle du metteur en scène nous signalant avec une lourde insistance qu’il est au travail. La puissance formelle, indéniable, du réalisateur des Affranchis a une fâcheuse tendance à peser de tout son poids sur ce qu’il entreprend de filmer, à s’imposer comme motif prépondérant et se satisfaisant de lui-même, au risque de corseter le reste : une réelle volonté de travailler une matière, de capter des énergies, lors même qu’il dirigerait des comédiens volontaires — comme De Niro ou, dernièrement, Leonardo DiCaprio — ou générerait de percutantes scènes de violence. Le plaisir de filmer, évident dès les débuts et dont le cinéaste indépendant d’alors a su faire le vecteur de la matière à filmer, a menacé à plusieurs reprises, au fil des films et de sa reconnaissance par Hollywood, de se figer en une virtuosité technique de faiseur doué mais distant de ses sujets, trop soucieux de maîtriser son ouvrage, de le mener là où il l’entend et de faire savoir que c’est lui qui le fait, de signifier la mainmise absolue de la mise en scène à coups de cadres en plongées verticales, de montage serré et de musiques bien choisies. Une évolution qui a fini par creuser, d’une certaine façon, l’impasse actuelle du cinéaste dont, depuis The Aviator, les films s’alignent sur un déploiement de moyens toujours large, mais purement académique où l’envie d’expression personnelle s’est effacée devant une satisfaction, forcément faible en enjeux, d’œuvrer en rouage signé de luxe du système hollywoodien.
Si La Valse des pantins détonne au regard de cette tendance, c’est peut-être paradoxalement le résultat d’une autre expression du maniérisme de Scorsese qui, pour cette comédie tournant autour de l’influence de la télévision, souhaitait adopter un style plus proche de la « platitude » de l’image du petit écran. Il économise ici les effets de montage dont il est par ailleurs friand, s’attache à rendre sa caméra moins surplombante en cadrant plus à hauteur d’homme que d’ordinaire. Non qu’il tâche de refréner son plaisir de filmer en effaçant sa mise en scène, mais la présence de celle-ci, de sa technique, est moins écrasante, moins autoritaire qu’ailleurs : il ne laisse pas son goût des manipulations de filmeur voiler la lucidité de son regard, sa façon de capter le versant à la fois comique et dérangeant des scènes s’étirant parfois en longueur et des comédiens qui les habitent. Ainsi laisse-il la matière qu’il travaille libérer sa spécificité à travers son œil de cinéaste, formuler une vision du monde sans besoin d’être martelée, voire s’emballer un peu et prendre des directions surprenantes, à l’image de l’emballement qui se fait le sujet de La Valse des pantins : l’occupation du réel par le spectacle qu’il engendre et vend lui-même.
« Frontière entre réalité et illusion »
Jerry Langford (Jerry Lewis) est un îlot de stabilité cerné par le chaos qu’il génère. Humoriste super-star du petit écran, il doit constamment se tenir à distance de la horde de fans qui luttent frénétiquement pour l’approcher, le toucher, assouvir auprès de lui leurs fantasmes. À la fois dans cette foule et à distance d’elle, Rupert Pupkin (De Niro), plus qu’un fan : un émule forcené, perdu dans une hybris sans rémission, se rêvant en futur « roi des comiques » et prêt à tout pour apparaître dans le show de Langford, avec le parrainage consentant ou non de ce dernier. Si confier à l’interprète de Raging Bull le rôle de l’illuminé paraît une évidence presque trop facile — et De Niro est de nouveau excellent ici — Scorsese se montre encore mieux inspiré en choisissant Jerry Lewis dans un rôle à la fois proche de lui-même et contredisant la représentation comique qui l’a rendu populaire. Lewis est parfait dans la peau du showman qui fait vendre du rire tout en se cloisonnant contre sa propre image médiatique et les effets dévastateurs sur les téléspectateurs trop influençables, tour à tour mentor malicieux (dans les rêves de Pupkin), misanthrope sec et déplaisant (en réalité), bourgeois tenant à ses acquis, prisonnier hanté par la mort puis manipulateur s’en jouant, et dont de bout en bout la maîtrise de lui-même offre un contraste saisissant avec la folie ambiante à laquelle il contribue tout en y portant un regard cruellement lucide.
Rarement, dans un film de Scorsese, les crises mystiques d’un personnage ont trouvé à l’échelle d’une vision du monde un écho aussi juste et allant de soi que les lubies de Pupkin au sein d’une société sous le règne des mass-media. La Valse des pantins est avant tout le portrait à la fois impitoyable et empathique — sans une once de mépris — de cet homme sur qui la réalité n’a aucune prise, s’agitant au milieu de ses fantasmes, jouant les deux voix des conversations imaginaires qu’il aurait avec son idole, s’affichant au milieu de représentations en noir et blanc d’interlocuteurs et de public. Pupkin, dans l’œil de Scorsese et porté par le cabotinage idéalement clownesque de De Niro, ne se fait jamais objet de rejet, mais son monde n’en est pas moins à l’image de ces simulacres en noir et blanc : mortifère, voire castrateur, tandis qu’il s’est résolu à vivre dans la cave de sa mère et à l’impuissance sexuelle, se refusant l’occasion de coucher avec l’amie d’enfance qu’il désire, préférant la compagnie d’une autre fan illuminée de Langford contre laquelle il ne sait pourtant que lutter, comme deux hyènes se battant pour la même proie.
Mais sans s’arrêter à ce portrait, Scorsese fait du personnage le vecteur d’une contamination à l’échelle du film et du monde qu’il dépeint. Il commence par mettre en images l’imaginaire de Pupkin (ses conversations d’égal à égal avec Langford) pour les confronter aussitôt au réel décoré mais bien sinistre de la cave maternelle. Cela posé, la mise en scène s’affranchit peu à peu du besoin de signifier la frontière entre réalité et illusion. Les scènes imaginaires surviennent sans prévenir, avec pour seul repère le comportement de Langford, conforme ou non au désir de Pupkin. Au fil des initiatives délirantes de ce dernier, on met un temps de plus en plus long à déterminer si ce qui se passe à l’écran relève de ses fantasmes ou de la réalité, comme la scène, longtemps rêvée et finalement accomplie, où il s’introduit inopinément chez son idole avec l’amie d’enfance désirée. Le film se laisse ainsi dériver sur cette limite, suivant une logique combinant la dérision des institutions et l’amertume des illusions dont on est conscient — jusqu’à la fin où la confusion est totale, faux happy-end trop précipité et bruyant pour être honnête, nous laissant nous demander, dans un ultime travelling dilatant le malaise, si le rêve a été atteint ou si c’est lui qui a fini par tout emporter.