À bien des égards, Fernand Iveton (Vincent Lacoste) pourrait être perçu comme le négatif du héros de L’Étranger d’Albert Camus, auquel le film empreinte plusieurs motifs (l’Algérie française, ses plages, ses tribunaux, sa guillotine). Si Meursault se laissait porter au rythme de son désengagement émotionnel dans une Algérie française qui n’avait pas encore connu les soubresauts de la révolte, Iveton, ouvrier d’Alger engagé dans les premiers combats du FLN, est quant à lui mû par son empathie et ses convictions politiques – « on est communiste de père en fils, c’est comme ça. » Mais s’il semble en apparence décider de son destin – il se montre autant volontaire pour séduire Hélène (Vicky Krieps) que dans son soutien à la cause indépendantiste –, il se retrouve entraîné dans un enchaînement d’événements hasardeux dont l’issue ne laisse planer aucun doute. Sur une plage baignée de soleil, Iveton, pris d’une soudaine colère se met à courir pour aller effacer l’inscription « interdit aux arabes » fraîchement gravée. Quelques séquences plus tard, le voilà, revolver à la main, hésitant à l’idée d’abattre un homme de dos. Si son antiracisme et sa boussole morale s’opposent au racisme larvé et à la gâchette facile du héros de Camus, les conséquences sont similaires. Ce jeu de miroir avec L’Étranger offre un cadre idéal pour le jeu tout en candeur de Vincent Lacoste. Avec son air gauche, sa franchise emprunte de naïveté et son caractère séducteur et lascif, il offre un visage convaincant à ce Iveton, petit militant trop sincère pour ne pas être broyé par le cynisme et l’absurdité qui régit son monde.
On pourra cependant regretter que le cinéaste ne creuse pas davantage ce sillon absurde pour mettre à nu la trajectoire tragique de son héros aux choix impossibles : prenant la décision morale de défendre une cause qui ne peut être la sienne (il souhaiterait, au fond, une Algérie française juste et équitable dans laquelle il pourrait continuer à vivre), Iveton est un perdant obligé, un martyr impossible. La piste camusienne apparaît malheureusement trop vite comme un simple paravent pour masquer la tentation hagiographique à laquelle le film finit par céder. Une fois le héros arrêté pour traitrise, le cinéaste se détache trop de son point de vue et se cantonne à susciter l’émotion en soulignant l’injustice qui le frappe : il en va ainsi des longues prises de parole au tribunal ou du combat mené par sa femme pour obtenir sa grâce. Hélier Cisterne ne dialogue avec Camus qu’au stade de l’intention et, loin de s’en tenir à la sécheresse du style de l’auteur, leste considérablement son film des oripeaux de la fresque historico-sentimentale, louvoyant dangereusement avec une mise en scène de mauvais docu-fiction – de ceux que l’on reconnaît à leurs dialogues dissimulant malhabilement de ronflantes velléités pédagogiques. La guerre d’Algérie reste décidément un sujet difficile à aborder pour la fiction française qui, même munie d’un point de départ singulier, refuse toujours le trouble et semble comme marcher sur des œufs. Ce conformisme prudent n’empêche d’ailleurs pas à De nos frères blessés de se montrer particulièrement maladroit dans la figuration de l’Algérie des années 1950. Iveton, certes présenté comme proche de la population autochtone, est incorporé dans un système invisibilisant les algériens que le film met ostensiblement en abyme : comme dans le roman de Camus, aucun « arabe » n’est nommé, aucun n’existe d’ailleurs comme personnage caractérisé, et l’Algérie ne constitue qu’une toile de fond, une terre de fantasmes où s’épanouissent les passions occidentales.