Journaliste spécialisée dans les affaires de dysfonctionnements pédophiles en général et au sein de l’église catholique américaine, Amy Berg reste dans sa veine de prédilection pour son premier long métrage de cinéma. Suivant les pas d’un prêtre violeur en série, le père O’Grady, Délivrez-nous du mal nous arrive avec une réputation sulfureuse des États-Unis, où sa volonté d’objectivité journalistique et son thème exacerbent les passions.
Le père Oliver O’Grady, depuis les années 1970, a été déplacé de paroisse en paroisse, en Caroline du Nord, à chaque fois à la suite de plaintes de parents dont les enfants avaient été victimes d’agressions sexuelles de la part de l’ecclésiaste. Alors que sa hiérarchie cléricale avait connaissance de ses penchants sexuels criminels depuis au moins 1973, le prêtre pédophile a été épargné et simplement géographiquement déplacé à chaque nouvelle affaire, ce qui fait de lui aujourd’hui l’un des plus grands criminels sexuels connus au sein de l’église catholique.
Journaliste spécialiste dans la question de la pédophilie, Amy Berg choisit dans Délivrez-nous du mal de tenter une approche intellectuellement intègre, mais moralement très dure : écouter les deux parties en présence. C’est ainsi qu’elle choisit en premier lieu de retrouver le père O’Grady, qui coule aujourd’hui des jours paisibles en Irlande. Celui-ci, contre toute attente, accepta la proposition d’entretien faite par Amy Berg. Selon la réalisatrice, le prêtre aurait ressenti le besoin de se confesser, de se laver de ses pêchés, et de demander le pardon de ses victimes. On pourrait dire que le portrait dressé par Berg de son sujet est glaçant, mais la réalisatrice a choisi, devant l’énormité des propos tenus et du comportement du prêtre, de ne pas commenter ses dires, ce qui réduit d’autant son implication dans un jugement moral de son sujet. Et même si, évidemment, la journaliste est présente par le biais du discours esthétique, force est de constater qu’il n’est guère besoin de forcer le trait pour dépeindre le monstrueux criminel dont elle a fait son sujet. O’Grady raconte, avec une candeur inquiétante, ce qu’est son monde de pédophile : on comprend à la vision de cet homme plutôt sympathique au premier abord comment les victimes et leurs parents pouvaient ne rien soupçonner. Manifestement isolé dans un monde à la moralité parfaitement aliénée à la nôtre, le père O’Grady brode doucement le tissu d’une vie passée à aimer les autres, et dont il confesse que l’expression profonde de cet amour a peut-être été mal perçue par les autres, peut-être été trop exacerbée par lui. Mais rien de plus.
« Face à lui », narrativement parlant, car victimes et bourreau ne se rencontreront pas, malgré l’insistance angéliste du pédophile, trois personnes ayant été molestées dans leur enfance, ainsi que certains de leurs parents, témoignent. Là aussi, Amy Berg n’est présente que par son discours esthétique. Là encore, l’émotion ressentie ne peut être due à une manipulation lacrymale, qu’on peut notamment trouver dans Bowling for Columbine ou Fahrenheit 9/11 de Michael Moore – un autre réalisateur polémiste mais dont la rigueur glacée d’Amy Berg fait pâlir le style rentre-dedans, en comparaison. À une seule exception près, la parole des témoins n’est jamais parasitée par autre chose – et les scènes finales résonnant au son d’une reprise de l’Hallelujah de Leonard Cohen paraissent ainsi un peu forcées, tant est présente l’intensité émotionnelle et morale dans le reste du film, sans pour autant forcer le pathos.
Délivrez-nous du mal a fait, on peut s’en douter, l’objet d’un large procès d’intention aux États-Unis, puisqu’il met implacablement en cause une hiérarchie catholique qu’Amy Berg n’hésite pas à comparer – images de procès des pontes catholiques à l’appui (allant même jusqu’à incriminer le pape Benoît XVI) – à une véritable mafia. Mais ce procès n’est pas – ne peut pas être – basé sur un défaut dans l’argumentaire d’Amy Berg. D’une part parce que la réalisatrice adopte un point de vue d’une belle objectivité – ce qui est un exploit en soi, mais aussi et surtout parce qu’ayant écarté l’écueil du pathos misérabiliste, Amy Berg parvient au cœur de la monstruosité du monde d’Oliver O’Grady, au cœur de la détresse qui a ravagé la vie de ses victimes. On reproche souvent à Délivrez-nous du mal ce que l’on voit comme une prise de parti : lorsque O’Grady est filmé dans un jardin d’enfants, en train d’expliquer posément pourquoi penser à de jeunes enfants lui procure une excitation sexuelle, par exemple. C’est méconnaître la rigueur du point de vue de Berg, qui a le courage d’appliquer les méthodes d’un journalisme objectif à l’un des sujets les plus scabreux, et les plus difficile à adopter dans cette optique. Loin de peindre l’image d’un monstre, Berg laisse le soin aux personnalités de parler par elles-mêmes : le confort du jugement moral explicite et de la réflexion prémâchée est ici absent. On pense ainsi plus à la démarche argumentative du remarquable et tout aussi sulfureux Avocat de la terreur de Barbet Schroeder, qu’au partial et univoque Jesus Camp. Difficile et inconfortable, le premier documentaire d’Amy Berg est une implacable charge contre l’hypocrisie criminelle d’une certaine morale religieuse, un film qui mérite amplement que l’on fasse l’effort de se confronter aux démons qu’il dérange, aux questions qu’il soulève.