Barbet Schroeder s’est constamment intéressé à des personnages ambigus et transgressifs, qu’ils appartiennent à la fiction comme la plupart (de l’amante sado-masochiste de Maîtresse au policier presque hors-la-loi du hollywoodien L’Enjeu) ou au réel comme les sujets de ses documentaires (tels le général Idi Amin Dada ou l’écrivain Charles Bukowski). Ce portrait de l’avocat controversé Jacques Vergès, habitué très médiatique des causes réputées indéfendables (Klaus Barbie, terroristes, dictateurs) flirte lui-même avec cette ambiguïté : en traitant la réalité historique par certains procédés plutôt associés à la fiction, et surtout en laissant s’exprimer sans contrepoint immédiat la verve un rien complaisante de son sujet, au risque de se laisser conduire par lui. Mais Schroeder est plus intelligent que le dispositif ne le laisse croire.
Cachet romanesque
Sans commentaires off autres que des sous-titres, par les voix de Vergès et d’une quarantaine d’intervenants aussi divers qu’emblématiques (s’y croisent entre autres le terroriste Anis Naccache et l’ancien bras droit de Pol Pot), Schroeder, entre interviews et images d’archives, retrace ici deux histoires intimement liées. La petite — le parcours personnel, politique et moral peu commun de Vergès — flirte constamment avec la grande — un aperçu du terrorisme international de la seconde moitié du XXe siècle, avec lequel le sujet ne cessera d’afficher des liens pour lesquels l’épithète « trouble » est un euphémisme. Outre la naissance de ce terrorisme sur le terreau des luttes d’indépendance, le film s’attache plus particulièrement à la thèse du passage, chez Vergès, de l’anticolonialisme volontariste et passionné qui ne lésinait déjà pas sur les moyens, au cynisme apparent qui accompagne des choix de carrière et de causes aussi discutables que paradoxaux : ainsi se rapprocher des mouvements terroristes d’extrême-gauche, tandis qu’il compte des sympathisants nazis dans son carnet d’adresses… Deux phases reliées entre elles par une disparition de huit années, entre 1970 et 1978, sur laquelle historiens et commentateurs se perdent encore dans les plus sombres conjectures.
Ce destin hors normes d’un avocat aux frontières de la loi et du droit n’est pas sans rappeler certains schémas connus de la fiction : héros plutôt sympathique mué après une mystérieuse transition, relations amoureuses avec des figures des luttes armées. Justement, Schroeder n’hésite pas à tirer le film hors de sa sécheresse factuelle, par des moyens qu’on croirait plus adaptés au traitement d’une fiction : notamment l’usage mesuré d’une musique mettant l’accent sur les parenthèses sentimentales, sur les détails les plus troublants. Les commentaires de Vergès, à son avantage évidemment, achèvent de donner à son parcours un certain cachet romanesque, et au documentaire des allures discrètes de film de genre entre aventures et thriller politique. Un sens du spectacle assez équilibré, cependant, pour que les faits ne soient pas menacés de mythification ni de déréalisation.
Rompre le charme
Le plus grand risque encouru dans ce parti pris, c’est Vergès lui-même. Assis dans son bureau parisien à l’atmosphère aussi intimiste qu’étouffante, tenant toujours en main un cigare ou son étui, l’orateur à la verve redoutable expose la part de sa vérité qu’il veut bien concéder, joue au chat et à la souris, tire la couverture à lui, menaçant d’infléchir le film suivant son propre point de vue au détriment des éclairages apportés par les autres intervenants. Le choix de Schroeder de laisser une tribune à son sulfureux sujet est une arme à double tranchant. Néanmoins il finit par payer, plus subtilement encore que quand, en 1974, il donnait la parole à Amin Dada. C’est Vergès lui-même qui, par une remarque sur l’exercice de son métier montée judicieusement en conclusion du film, rompt (involontairement ?) le charme qu’il tendait à instiller, en rétablissant toute l’ambiguïté de sa situation, de sa conception du droit et de l’engagement. Le cinéaste funambule retombe in fine sur ses pieds, et le film s’avère un éclairage plus habile que prévu sur un sujet aussi fascinant que répulsif.