Contrairement à ce qui a pu être dit ici et là au moment de la découverte du film à Cannes, Divines, qui dresse le portrait de deux jeunes filles, la truculente Dounia et sa meilleure amie Maimouna, n’est pas tout à fait un « film de banlieues ». Labyrinthe de béton où l’on se balade d’un supermarché aux coulisses d’un théâtre par des couloirs secrets, la cité apparaît ici moins comme un véritable territoire que comme un tissu de décors exogènes (de la mosquée au cabaret) soumis à une seule logique : celle de pourvoir à Dounia autant de scènes pour briller et révéler ses multiples facettes – élève insolente, dealeuse qui a « du clitoris », fille de prostituée vivant dans un camp de Roms, copine gouailleuse, spectatrice gloutonne, émeutière et même reine de la nuit. Le générique, sous la forme d’une petite vidéo Facetime, donne le la : le film ne sera qu’un magma d’images de soi, bandant les muscles et poussant l’énergie à son curseur maximum pour rendre compte de l’appétit de ces « divines », et plus particulièrement de la « divine », malgré le pluriel trompeur du titre. Le film s’articule à vrai dire plutôt autour de Dounia, voire même est conditionné par son égo, ce que pointe une scène très éloquente où Dounia et Maimouna, sous l’impulsion de la première, s’imaginent rouler à bord d’une Ferrari dans un futur fantasmé. Par cette embardée presque onirique, le film semble alors délaisser son cap « bande de filles » pour chercher plutôt du côté de Dodes’kaden et de son tramway né de l’imagination d’un gamin un peu fou. Sauf qu’à l’inverse du film de Kurosawa, l’imaginaire produit par cette machine fictionnelle ne se propage pas dans l’espace traversé ; la scène ne constitue qu’une parenthèse et l’émerveillement ne se lit que sur les visages des deux jeunes filles auxquels se visse la caméra, dans une vénération de leur joie. En se concentrant sur une ogresse et son adjuvante, le film troque ainsi un territoire commun (la cité et ses interactions) pour un espace reflétant les pulsions intérieures et les fantasmes de « réussite » (individuelle) de Dounia ; un espace à occuper seule, ce que vient entériner la raréfaction progressive des scènes où figure sa copine. En cela, le film pourrait s’affirmer comme véritablement « naturaliste », non dans le sens communément établi d’une chronique sociale usant de moyens fictionnels pour singer le réel, mais plutôt dans sa manière, pour reprendre les mots de Deleuze dans L’Image-Mouvement, d’accentuer « les traits [du réalisme] en les prolongeant dans un surréalisme particulier ». À ceci près que ce programme accouche d’un film au fond hypocrite, qui voudrait à la fois accompagner la fascination qui anime son héroïne et s’en détacher, en prenant la forme d’une chronique sociale innervée par les sensations du personnage. Ce que traduit très directement cette scène de la Ferrari invisible : on filme moins la situation que la sensation des deux jeunes filles, donc leurs visages enivrés par le rêve d’un futur doré.
Double verrou
Si Divines n’est pas tout à fait un « film de banlieues », c’est aussi parce qu’il se soumet, de façon fatigante et systématique, à la tyrannie du flou : l’arrière-plan n’est souvent qu’une toile de points lumineux et de néons sur laquelle s’agitent des visages ou des corps, ou pire encore, un sol vierge sur lequel danse un homme (les scènes catastrophiques du vigile-danseur que Dounia mate depuis les hauteurs d’un théâtre). Cet aplanissement de la profondeur de champ, pour gommer ce qui va au-delà du personnage ou de l’objet de son regard, s’inscrit dans une stratégie globale, la même qui gouverne l’entrelacement des décors hétérogènes, visant à façonner un monde sur mesure pour son héroïne. Si bien que derrière son ambition de parler de l’époque, le film se révèle plutôt l’émanation de sa part la plus narcissique : tout est ravalé par l’égo. Bon symptôme, par exemple, que cette scène où Dounia attend ce danseur qu’elle épie et désire, alors que leur relation est sur le point de prendre un nouveau tournant. Le visage du garçon apparaît alors derrière une vitre où s’imprime, en gros plan, le reflet de la jeune fille mimant les mouvements de danse qu’elle vient d’apercevoir. La séquence confirme deux choses : 1) que Dounia est un être en mue permanente, ne cessant de se réapproprier ce qu’elle trouve autour d’elle pour se réinventer, 2) que cette réappropriation passe nécessairement par la dévoration de l’autre, d’où les trahisons et abandons successifs des personnages périphériques (la mère, la mère adoptive, l’amant, puis l’amie). Puisant ainsi son énergie du narcissisme de Dounia, Divines voudrait pourtant à la fois jouir de l’égotisme grisant de son héroïne et pointer les dérives individualistes d’une jeunesse biberonnée à Scarface qui rêve de conjurer la grisaille des murs par le vert des dollars. Ce qui explique l’abondance d’images contemporaines mêlées à la bouillie sonore et visuelle que compose le film, vérolé par des tics vus et revus (flous, gros plans sensoriels, caméra collée à la nuque d’un personnage qui traverse une forêt, etc.), pour d’une main fustiger – regardez-la, cette jeunesse abandonnée et livrée à ses fantasmes – et de l’autre célébrer – regardez-la, cette jeunesse courageuse et pleine de vie. Comme les mains tatouées de Rebecca, la dealeuse que Mounia prend pour modèle : une main pour frapper, une main pour caresser.
Cette ambivalence ne tient toutefois qu’un temps. Dans la dernière ligne droite, le film tombe définitivement le masque en refermant un double verrou : d’abord sur ses protagonistes, ouvertement punis pour leurs exactions, puis ensuite sur lui-même, en se confortant finalement dans ce rôle de « film de banlieues » que laissaient augurer ses premières images. L’addition est lourde : un jugement moral (et masculin, pour ceux qui souhaiteraient prêter au film des intentions féministes) vient condamner la soif de l’héroïne – le regard accusateur de l’imam et père de sa meilleure amie, puis un raccord sur la lune, désignée au début du film comme l’œil de Dieu –, tandis que les « divines » sont jetées dans les flammes de l’Enfer, déjà entraperçues depuis le balcon d’une boîte de nuit dépeinte comme une fosse peuplée de démons et de putes. Rien de plus désagréable qu’un petit film moralisateur qui se rêve en brûlot engagé et portrait bienveillant.