De la fascination d’Al Pacino pour Scarface de Howard Hawks (1932) et pour son interprète principal, Paul Muni, devait naître un nouveau Scarface, cinquante ans après l’original, sous la plume d’Oliver Stone. Film de commande pour le réalisateur Brian De Palma, l’épopée tragique du gangster moderne demeure aujourd’hui un film fascinant. En dépit de défauts esthétiques qui ont suscité bien des réactions critiques depuis sa sortie et sur lesquels nous ne nous attarderons pas une énième fois, ce remake d’une violence radicale mérite d’être revu. Dans ses climax grandioses comme dans ses respirations creuses, se niche la singularité d’un film plus mystérieux qu’il ne le paraît.
Dans les années 1980, des opposants au régime de Fidel Castro débarquent en nombre sur les côtes de Floride, expulsés de Cuba. Parmi ces réfugiés politiques, Tony Montana (Al Pacino) et son complice Manny (Steven Bauer), petites frappes pleines d’ambition, affichent leur dégoût du système communiste cubain à qui veut l’entendre et veulent faire fortune aux États-Unis. De fait, Tony passe très vite d’une simple baraque à tacos à une main mise efficace sur le trafic local de stupéfiants, après quelques tueries sanglantes, dont le meurtre de son patron, le baron de la drogue Frank Lopez. Mais son ascension vertigineuse tend inéluctablement vers une chute douloureuse et spectaculaire…
Le gangster ne meurt jamais
Regardez Scarface, c’est voyager dans le temps. Bien sûr on imagine les réactions du public dans les salles, lorsque le film sort le 1er décembre 1983 aux États-Unis, puis le 7 mars 1984 en France, sachant les polémiques suscitées par la violence et le langage outrancier de ce film. Mais on pense aussi à l’œuvre dont il est le remake. Inspiré de la figure d’Al Capone, le Scarface d’Howards Hawks sort deux ans avant la mise en place du code Hays, à une période où les gangsters fascinent le cinéma hollywoodien et où les films criminels occupent largement les écrans . Les liens entre les deux Scarface constituent donc une première entrée dans l’exploration du film de Brian De Palma.
Entre 1932 et 1983, quelques glissements ont été opérés pour s’approprier le destin funeste de Tony. L’immigré italien (Camonte) est devenu un immigré cubain (Montana) pour des raisons d‘actualisation géopolitique sur lesquelles le scénario d’Oliver Stone insiste avec force. Le déplacement de l’action de Chicago à Miami participe du même mouvement d’appropriation du sujet. La plaque tournante d’un gangstérisme né de la Prohibition est remplacée par une nouvelle terre de trafic, avec une localisation stratégique où l’alcool a laissé place à la cocaïne. Dans un environnement où la poisse des bas-fonds est accentuée par la chaleur moite de la côte, Tony demeure un être en errance, obsédé par l’idée de se faire justice d’une pauvreté passée, en amassant de l’argent par tous les moyens et sans aucun état d’âme. Il est toujours en quête de reconnaissance dans les yeux d’une mère qui rejette ce fils aux activités immorales et prédit sa déchéance fatale. Englué dans un Est redevenu sauvage, Tony Montana vient cristalliser les démons d’une Amérique paumée et corrompue en pleine ère Reagan. Ainsi, la lutte contre le crime organisé y est détournée au profit de discussions spécieuses sur la légalisation et la taxation des drogues, comme nous le montre les téléviseurs toujours allumés dans les décors.
Malgré sa débauche d’armes à feu et de giclées de sang, ce nouveau Scarface est paradoxalement moins provocant que celui de Hawks. Le remake glisse très rapidement sur la dimension incestueuse de la relation entre Tony Montana et sa sœur Gina, traitée en quelques répliques et autant de coups de feu. Elle constituait pourtant le point central de l’identité de Tony Camonte, âme torturée par l’amoralité d’un amour interdit et honteux, digne des figures antiques de la tragédie grecque. En 1983, la question de la famille donne encore une dimension tragique au film, mais on se range cette fois-ci du côté de l’ordre moral. Ainsi Tony Montana refuse de faire exploser une voiture où se trouve un homme qu’il doit exécuter par contrat, car l’épouse et les enfants de la cible se trouvent aussi dans le véhicule. Il préfère exploser le crâne de son partenaire sur cette mission afin l’empêcher d’appuyer sur le détonateur. La famille fait donc (littéralement) péter les plombs à Tony Montana, qu’il s’agisse de la sienne ou non. Par ailleurs, le gangster moderne ne semble jamais développer de réels sentiments, que ce soit à l’égard de sa sœur ou de toute autre personne. Il exécute les amants comme il supprime ses collègues de travail : pour asseoir son pouvoir et assurer une domination totale dans une logique mécanique implacable. Pur produit néo-capitaliste, Montana n’existe que par son désir de possession et seule cette folle passion le conduit à sa perte. L’irrévérencieux Scarface aux 207 « fuck » n’est pas dénué d’un moralisme primaire.
Du rêve américain au rêve total
Dans sa noirceur nihiliste, Scarface met en scène la figure-type du rêve américain, ce self made man arrivé au sommet à force d’ambition et de travail, dans une version narcissique et paranoïaque. Dans ce film long (2h45), l’ascension progressive et continue de Tony Montana prend une heure et demie, avant de laisser place à une déchéance aussi fluide et inéluctable. La première partie demeure la plus intéressante, en ceci qu’elle montre la mue d’un homme assez quelconque en caïd mégalomane. Dans cette transformation, les costumes, les décors, l’entourage changent, mais le personnage reste le même petit roquet inculte, peu à l’aise avec les mots mais toujours convaincu de sa propre grandeur. Tony Montana n’a que la violence pour seul mode de communication et il en use jusqu’à la folie.
Le drame du personnage se niche dans cette déviance mentale, en sommeil dès la scène d’ouverture où il est interrogé par les services de l’immigration et offre un numéro quasi schizophrénique à ses interrogateurs. Cette perturbation psychologique déteint sur le film lui-même, qui change progressivement de typologie et de genre. Les images documentaires du générique montrent d’abord l’arrivée massive d’immigrés cubains, puis laissent place à un filmage naturaliste dans les premières séquences. Mais ce n’est que pour mieux glisser vers des effets sophistiqués, où les mouvements de grue et les tensions du hors-champ viennent structurer une mise en scène tantôt nerveuse, tantôt alanguie, dans des décors aux couleurs chaudes, au rythme lancinant de la musique commentative de Giorgio Moroder, proche d’une voix off transcendantale.
Le film de gangster trouve d’abord une caution légitime dans son ancrage sociopolitique initiale, mais il la déborde vite, non pour développer (seulement) un film ultra-violent sur un anti-héros brut, comme le cinéma hollywoodien en raffole au tournant des années 1970 et 1980. Scarface est aussi autre chose que cela, entre ses scènes d’action flirtant avec le film d’horreur (comme dans le règlement de compte à la tronçonneuse) et ses interludes indolents, emplis d’une inquiétante étrangeté (comme les discussions entre Tony et la dépressive Elvira, au prénom prédestiné ). Le film obéit à un rythme singulier, fait de contretemps, loin d’un style générique attendu. Des images d’archives au déversement d’hémoglobine, Brian De Palma paraît développer un réalisme frontal, pour déployer très vite une violence chorégraphique, au gré des sautes d’humeur d’un gangster marquant le tempo d’un mouvement vers l’abstraction. Ainsi Scarface passe du pseudo-réalisme glauque à l’opéra fantastique, comme si l’intégralité de ce sombre récit n’était que la figuration du rêve cauchemardesque d’un être psychotique, et non la seule démonstration d’un rêve américain déçu. Dans le passé, on a pu reprocher au film son aspect foutraque et ses effets esthétiques parfois hasardeux. Même si on ne peut toujours faire fi de la maladresse du style De Palma, les mouvements d’appareil ostentatoires comme les soubresauts de caméra portée, les explosions de violence plein cadre comme les discussions heurtées et confessions inconfortables, viennent signifier cette limite ténue entre rêve et réalité dans un film fantasmatique.
Héritage
Film mal accueilli à sa sortie en raison de sa violence ostentatoire et de son langage putassier, Scarface a tout de même séduit un public grandissant ces trente dernières années, à coups d’éditions VHS puis DVD, de rediffusions TV et de vidéos hommages sur le net. En 1983, il échappe de peu à la classification X pour n’être interdit qu’aux moins de 17 ans. En 2013, il donne lieu à un culte tenace à travers le monde, alimenté par moult produits dérivés du tee-shirt au jeu vidéo, et séduit en particulier une frange de la jeunesse dans les cités de France et d’ailleurs (comme nous le constations encore récemment avec Northwest du Danois Michael Noer). Projet de commande pour le réalisateur de Pulsions, Carrie au bal du diable et Blow Out, l’étrange Scarface s’inscrit pourtant avec une logique certaine dans la filmographie de Brian De Palma, habitée par des récits de pulsions, où violence, vengeance, inceste et voyeurisme viennent construire les visages d’une folie plurielle. Film parfois aussi mal aimable que son héros, ce remake imparfait n’en demeure pas moins un objet magnétique.