Avec Dol ou la vallée des tambours, Hiner Saleem s’attache au destin de quelques Kurdes : des Turcs, des Irakiens, des Iraniens, luttant pour leur survie politique, pour leur terre et leurs amours. Dures et belles, les montagnes comme lieu de vie forment l’écrin et le symbole de l’histoire tourmentée du peuple kurde. Avec la fuite et l’absence en ligne de mire, le réalisateur signe une déclaration d’amour à ces montagnes, qui abritent tant d’aspirations à la liberté.
« Heureux celui qui se dit turc. » Voilà comment commence le dernier opus d’Hiner Saleem, réalisateur notamment de Kilomètre zéro (2005, sélection officielle du festival de Cannes) et de Vodka Lemon (2003, sélection officielle, section « Contre-courant », de la Mostra de Venise, prix San Marco). Cette inscription, gravée sous un drapeau turc, à flanc de colline, dans un petit village du Kurdistan turc, sonne comme un funeste présage, qui pèse sur le destin de tous les Kurdes. Depuis qu’il s’est emparé de la caméra, Hiner Saleem, né en 1964 au Kurdistan irakien, réfugié en France pour cause de dictature husseinienne, n’a cessé de filmer l’histoire, des histoires, de son peuple : Vodka Lemon décrivait le quotidien d’un pauvre papy dans un petit village kurde d’Arménie, quand Kilomètre zéro avait pour toile de fond la guerre Iran/Irak.
Le Kurdistan, hautes terres de l’Asie du sud ouest, n’est pas un pays, au sens politique du terme ; c’est une zone géologique, habitée par un peuple d’origine indo-européen. Reconnu en 1919 par le traité de Sèvres (qui ne sera jamais appliqué), le Kurdistan a été partagé par le traité de Lausanne de 1923 en quatre États : la Turquie (24% de la population), l’Iran (18%), l’Irak (18%) et la Syrie (8%). De l’oppression au massacre, en passant par une idéologie de la ségrégation, les Kurdes sont aujourd’hui le plus grand groupe ethnique sans État au monde : entre 25 et 40 millions d’individus, selon les estimations. On comprend dès lors que quiconque s’attèle à raconter leur histoire, comme c’est le cas d’Hiner Saleem, parle d’exil, de fuites, de confrontation, de luttes pour l’autodétermination.
Dol ou la vallée des tambours débute, et se termine, en Turquie, dans la petite ville de Balliova (la vallée du miel). Azad revient au village pour se marier ; après avoir blessé un militaire turc, il est contraint à la fuite. Il traverse alors le Kurdistan irakien, puis iranien, partageant le destin, souvent similaire, d’autres Kurdes. En Irak, il rencontre un père qui a perdu sa fille dans un massacre, dont le corps est retrouvé dans une fosse commune. En Iran, il assiste à des échanges de tirs entre Kurdes et armée gouvernementale iranienne. La première qualité du film d’Hiner Saleem est la subtilité, qui ressemble parfois à de la fatalité, avec laquelle il met en scène l’oppression subie par les Kurdes. Une subtilité qui n’empêche pas la dénonciation plus frontale, comme lorsqu’il filme le charnier en Irak. Par l’inscription initiale, le film est d’emblée placé sous le signe d’une certaine tension, muette mais bien présente. Ensuite, par petites touches, le réalisateur poursuit dans cette voie, jusqu’à ce qu’éclate l’accident qui provoque la fuite du héros. « Il n’y rien ici, même pas un bar, y’a que des Kurdes », dit un militaire turc en mission dans le village ; « ce problème ne se résoudra pas comme ça » (sous-entendu par la violence et les préjugés racistes), dit un autre soldat, d’un ton résigné, qui exécute néanmoins les ordres. Le rouge du drapeau de la Turquie s’instille dans le paysage (sur les chaises, les pieds des meubles), comme si le régime central turc empêchait définitivement les Kurdes de vivre leur identité en liberté. « Chante en turc ! », ordonne un militaire au musicien du mariage d’Azad. En réponse à quoi le vieux chanteur entonne, avec un air de défi et dans un anglais folklorique : « I just wanna touch you touch you, I just wanna love you, love you…» L’humour se fait ici le porte voix de la résistance kurde, comme il se fait aussi l’étendard du regard tendre que porte Saleem sur ses personnages. Par exemple, dans cette scène de salutations interminables, où un Kurde irakien demande à un villageois exilé en France, venu rendre visite à son père resté au pays : « Et la belle-mère ? » « Elle est morte depuis deux ans, mais je crois qu’elle va bien aussi », répond l’autre.
Navigant d’une histoire à l’autre, le scénario d’Hiner Saleem tisse une toile, à la fois véritable peinture et fils reliant des individus. Maniant la construction du plan et la lumière naturelle avec une dextérité remarquable, le cinéaste insuffle à son film, sans aucun verbiage, quelque chose de ce qu’on s’imagine être l’âme kurde : un sentiment qui ressemblerait à la vie la plus simple (grandir, apprendre, être amoureux, fonder une famille…), sans cesse perturbée par la nature même du lieu où l’on vit, un lieu qui n’est pas une patrie. Grâce au décor naturel des montagnes – se dressant tantôt comme un mur infranchissable, se déployant d’autres fois comme un doux tapis de velours – Saleem suggère la séparation, l’isolement, tout en composant de vrais tableaux de maîtres, fait de lumières douces ou crues. Ses personnages, tous de fortes personnalités, très écrits, deviennent parfois de simples fantômes, du fait même qu’ils sont nés sur une terre sans patrie. Ainsi toutes ces scènes splendides, au cœur d’une nature sauvage où s’organise la vie quotidienne comme elle peut, où les personnages, souvent habillés de noir, sont filmés de dos, se détachant comme des ombres mortes sur les collines.
Les franchissant, Azad finit par retrouver sa fiancée. Des retrouvailles tragiques, rythmée par des tambours, sous l’œil des militaires turcs. « Heureux celui qui se dit turc » disait le film en ouverture. La même inscription est filmée comme fermeture de l’histoire. Le spectateur en a eu la brillante démonstration en une heure trente.