Dragged Across Concrete (ou Traîné sur le bitume, si l’on préfère son titre français) prouve qu’il faut parfois laisser quelques films à un auteur pour développer, au-delà d’un imaginaire et d’un style identifiés, une véritable écriture. Que raconte en surface le troisième film de S. Craig Zahler, réalisateur de Bone Tomahawk et de Brawl in Cell Block 99 ? L’histoire de deux flics, Brett Ridgeman (Mel Gibson) et Anthony Lurasetti (Vince Vaughn), mavericks racistes et réactionnaires, suspendus sans solde pour violence policière dans le cadre de l’arrestation d’un dealer. Peinant à joindre les deux bouts, Ridgeman convainc alors son partenaire de braquer des braqueurs avec pour argument : « Nous avons le droit et les compétences d’acquérir une compensation digne de ce nom. » Dans sa critique incendiaire pour le New Yorker, Richard Brody considère que le film se fait à cet égard l’expression cinématographique de « la colère de l’homme blanc », figure dépassée par l’évolution de la société et animée par son ressentiment à l’égard des différentes incarnations de l’Autre (femmes, gays, Afro-américains, Hispaniques, etc.) avec lesquelles elle doit désormais partager l’espace et le pouvoir qu’elle monopolisait jusqu’à présent. C’est aller un peu vite en besogne, ou du moins s’en tenir à une lecture littérale des dialogues et des événements, sans analyser la manière dont le film déconstruit justement ce postulat. Le détail des scènes et la structure du découpage dessinent plutôt un film s’articulant autour d’une série de tractations, de sommations et de coups de force où les différentes parties concernées font preuve, selon les situations, d’une honnêteté à géométrie variable. En somme, Zahler ausculte cette « rage » avec le plus grand calme et donne plutôt à son récit la forme d’un traité politique sur les rapports de force et l’exercice subtil de la négociation. Comment s’accomplir en tant qu’individu tout en composant avec autrui ? Par la force, par la ruse, par la foi en l’intelligence collective, l’amitié ou même le mariage ? Dragged Across Concrete interroge ainsi dans les plis d’une série B l’impossibilité de repenser, mais aussi de renégocier un pacte social américain suffisamment solide pour que chacun y trouve son compte sans se sentir lésé.
Trois voies
Pour ce faire, Zahler entrelace d’abord trois voies possibles. Voie n°1 : celle d’Henry (Tory Kittles), jeune Afro-Américain tout juste sorti de prison. Les première séquences le mettent en scène face à une série de seuils dont la traversée passe par une négociation : d’abord le corps d’une prostituée voilé d’un drap qu’il va demander à pouvoir soulever, puis une porte derrière laquelle sa mère, qui elle aussi vend ses services, se terre avec l’un de ses clients. Les situations gravitent d’emblée autour de l’argent, qui gouverne les corps et innerve les affects (la prostituée se révèle être une ancienne camarade d’école pour lequel Henry avait un faible), mais aussi du pouvoir, le personnage cherchant dans les deux cas à réorganiser la logique interne des actions. Si Henry fait preuve d’autorité et semble disposé à recourir à la violence pour chasser le client de sa mère, il privilégie toutefois l’interaction avec l’autre et la perspective d’un deal. Le drap glisse, la porte s’ouvre, des accords sont forgés entre les différents protagonistes.
Voie n°2 : celles de Ridgeman et Lurasetti, deux policiers très efficaces mais qui envisagent leur travail d’une toute autre manière. La longue scène d’arrestation dans laquelle ils font leur apparition obéit aux mêmes enjeux préalablement décrits : ouvrir une porte et obtenir l’accord de l’autre, toujours avec l’argent comme moteur caché des interactions (ici, il est littéralement dissimulé dans le double-fond d’un placard). La différence tient à ce que les deux policiers n’hésitent pas à recourir à la force mais aussi à la duplicité, en témoigne l’interrogatoire de la compagne du dealer, humiliée et trompée. Passer un accord n’implique pas ici de le tenir. Entre la brutalité et la précision, le mode opératoire du tandem épouse les contours d’un pragmatisme froid selon lequel la fin justifie les moyens. La méthode semble dans un premier temps couronnée de succès (les suspects sont arrêtés, l’argent est trouvé, les deux détectives sont sur le point de déguster leur « breakfast special » en guise de récompense de leur « bon » travail de policier), mais elle aboutit finalement à leur suspension et à la diffusion à la télévision de leur abus de pouvoir. C’est qu’il y a un « trou » dans la méthode de Ridgeman et de Tony, un détail distinctement mis en exergue par la découpe – une fenêtre, d’où sera filmée la violence de l’arrestation – qu’ils ont vu mais choisi de laisser de côté. Cet oubli est d’autant plus manifeste et en apparence inexplicable que Zahler décompose patiemment chaque étape de l’arrestation et spatialise, par le truchement de plans larges feuilletant l’appartement en différentes strates lumineuses, le regard et la manière dont les deux flics organisent la conquête du lieu. Ce qui s’apparente a priori à une erreur tactique prend dès lors la forme d’un impensé : les deux flics sont suspendus parce qu’ils ont été incapables de prendre en considération un autre point de vue. La séquence dépeint la virtuosité de deux regards en même temps qu’elle pointe ce qui leur manque, et il n’est dès lors pas anodin que cet « angle mort » soit figuré de la même manière que le point vers lequel convergent les deux policiers : par un halo qui vient contrebalancer le bleu du matin.
Zahler croise ensuite les conditions de l’arrestation avec le quotidien des deux flics, pour mettre en scène les personnages dans un autre type d’interaction avec autrui, cette fois-ci plus fructueux mais qui n’en relève pas moins d’un horizon également politique. La famille de Ridgeman est ainsi dépeinte comme obéissant à une série de micro-règles et de principes (l’injonction à enlever ses chaussures lorsque Ridgeman rentre chez lui, la belle scène où le père s’approche prudemment de sa fille pour lui proposer de passer un moment ensemble) qu’il faut repenser pour faire face aux crises qui le mettent en danger (l’agression de la fille de l’inspecteur, la fragilité de sa femme, ex-policière handicapée). Envisager le point de vue de l’autre passe ici par des détails qui traduisent, sans mot dire, une attention. Par exemple, Ridgeman, pour que son réveil ne perturbe pas le sommeil de sa femme, dort avec son téléphone posé sur son imposante poitrine. Quant à Lurasetti, il passera le récit à réfléchir à la meilleure façon de demander en mariage sa petite amie, donc à sceller un « pacte » et signer un contrat. L’itinéraire des deux personnages sera, jusqu’au bout, régulé par ce mouvement contraire : d’un côté Ridgeman et Tony font preuve d’un sens de l’observation extraordinaire mis au service d’un horizon commun, de l’autre ils sont menacés par un point aveugle – leurs préjugés, leur incapacité à pleinement pouvoir adopter une autre perspective que la leur.
Voie n°3 : celle de l’arbitraire. La mise en place de l’intrigue est entrecoupée de séquences à la fois burlesques et ultraviolentes où de mystérieux hommes cagoulés dérobent et agressent des quidams. À chaque fois, le même mode opératoire est à l’œuvre : une voie calme et professionnelle annonce des actions à exécuter avant la fin d’un compte à rebours. Ce cadre posé s’avère toutefois un leurre consistant à nier complètement l’autre dans une fausse transaction qui ne peut avoir qu’une seule issue, la disparition de ceux qui sont tenus en joue, quand bien même ils respecteraient les consignes. Il est en cela logique que lors de la grande scène de braquage lesdits truands communiquent via un magnétophone où sont pré-enregistrées les questions et les réponses, de sorte que la parole de l’autre se voit conditionnée par un script préalablement écrit. Il ne peut y avoir d’interaction, ou du moins toute interaction s’inscrit dans un cadre fixé par un seul groupe. C’est aussi, parmi les trois voies, la seule qui envisage l’argent non pas comme un moyen mais comme une fin. Les braqueurs ne sont définis que par leur sadisme et leur cupidité : à l’exception du chef, aucun des hommes sans visage ne sera doté de nom, de motivation ou même de traits spécifiques. Ils sont l’incarnation froide et implacable de l’accaparation de la richesse et de l’exploitation des autres, en somme le réel adversaire contre lequel le bandit noir et les ripoux blancs vont devoir s’allier.
Déplacements
Voilà pour la première strate de l’écriture, déjà dense, au sein de laquelle Zahler envisage par ailleurs l’étude de l’interaction sur le mode de la latence, via la cohabitation des deux flics dans une voiture, en train de suivre et d’observer les truands qu’ils ont choisi pour proie. Le film organise autour de ce duo un entrelacs de scènes composites, parfois très drôles (cf. le soin méticuleux avec lequel Vaughn joue une action aussi prosaïque que la dégustation d’un sandwich) et surtout impressionnantes plastiquement. C’est peut-être sur ce point que le cinéma de Zahler semble avoir le plus nettement progressé, dans l’exploration des possibilités lumineuses offertes par la ville fictive de Bulwark, plus riches et diverses que la nature poussiéreuse et ensoleillée de Bone Tomahawk et les intérieurs bleutés et ocres des prisons de Brawl in Cell Block 99. La filature implique ainsi la traversée d’une nuit numérique illuminée par les halos baveux des feux de signalisation, puis plus tard par le jaune pisse des luminaires. La netteté de la découpe et de la profondeur de champ se recoupe alors avec une fantasmagorie de la mise en scène, qui envisage les personnages comme des ombres se faufilant dans la pénombre.
La logique de déplacement qu’induit le jeu du chat et de la souris présente également un autre intérêt : le spectacle de la réattribution voire de l’inversion des places qu’occupent initialement les personnages. Non seulement Ridgeman et Lurasetti deviennent par la force des choses des bandits et Henry se déguise en agent de sécurité, mais de surcroît les personnages vont jusqu’à échanger leurs couleurs de peau : les Noirs se maquillent en Blancs tandis que les Blancs se masquent le visage de noir. Idée très forte qui dit bien la manière dont Dragged… s’organise autour d’une série de passages que l’on franchit pour tenter de trouver une nouvelle place au sein de l’organisation générale des rapports de force. À l’exception des hommes cagoulés, les autres parties en présence ne cessent ainsi de repenser leur mode d’action, en envisageant une issue de secours (les flingues que cachent Henry) ou en cherchant à cerner mathématiquement la situation pour adapter leur attitude en conséquence. Dans l’affrontement final, la position de la voiture des policiers obéit ainsi à une logique géométrique (Lurasetti, muni d’un fusil de précision, se tient dans un angle inatteignable pour les malfrats), tandis que le penchant de Ridgeman à tout quantifier en pourcentages revient à penser un rapport de force entre le probable et l’improbable pour mieux calculer l’issue des situations. Cette manie trahit toutefois l’impuissance de Ridgeman à penser pleinement la place d’autrui, dont le comportement se voit systématiquement ramené à une suite de chiffres et à un choix binaire.
Pas de côté
Dans cette configuration, le personnage qui tire son épingle du jeu est celui qui parvient à conjuguer souplesse et ruse. Henry ne se révèle pas seulement comme le plus honnête des négociateurs, il est aussi celui qui sait se mettre en retrait quand il le faut pour manipuler les autres. Ce n’est donc guère une figure « positive », mais bien la seule qui dépassera l’ensemble des seuils qui se présentent à elle, là où le destin de Ridgeman sera dicté, à la lettre, par son incapacité à « pouvoir faire confiance à un Noir ». Au regard de ce que le film prend le temps de tisser, il n’est pas interdit d’y voir un contrechamp idéal à la lourdeur des fables politiques les plus en vue de cette année, du matérialisme historique à gros traits de Parasite au salmigondis anti-Trump de Us, non seulement parce que le détail de l’écriture ménage une finesse qui échappe à la démonstration, mais aussi parce que les apparents et nombreux petits pas de côté du film nourrissent toujours, en sous-main, l’horizon qu’il s’est fixé. C’est ainsi qu’il faut envisager la magnifique « parenthèse » organisée autour du personnage joué par Jennifer Carpenter, jeune mère qui ne peut se résoudre à retourner au travail après un congé maternité qu’elle a déjà prolongé plus que de raison. La trajectoire du film s’y voit radicalisée et amenée à un degré jusqu’au-boutiste, toute la séquence reposant sur un refus de traverser un seuil (la porte du bus), de laisser entrer l’autre (l’ascenseur), puis sur une porte entrouverte où la femme et son époux négocient les conditions d’un contact physique avec l’enfant. Entre une mère et son bébé ne se tient alors qu’un seul obstacle : l’argent.