Un job comme un autre, une tentative comme une autre de se faire valoir dans un genre. Après le film de casino sage et classieux (Lady Chance), puis le film noir évidé par l’abus de style (La Peur au ventre), Wayne Kramer, en premier lieu scénariste friand d’intrigues en sac de nœuds (il a aussi écrit l’inénarrable Profession : profiler de Renny Harlin), s’essaie au film choral autour d’un « grand sujet ». Cela donne l’avatar le plus caricatural connu à ce jour des salmigondis prêchant sur l’état du monde avec une sincérité discutable, tels que Collision, Syriana ou — hors de Hollywood — A Casa Nostra. Soit des longs métrages qui, arborant un thème fédérateur et vaguement à charge (racisme, corruption, coups tordus internationaux…), mais n’en tirant que de fades mélodrames individuels dont leur roublardise espère faire des cas d’école de ce qu’ils prétendent traiter, vendent avant toute chose leur habilité à reproduire artificiellement la complexité du monde sous le slogan déjà usé par la facilité « tout-est-connecté » — résumant l’hypothèse selon laquelle tous les personnages influeraient les uns sur les autres à distance, et décidant qu’ils finiront fatalement par se rencontrer, pour mettre la chose bien en évidence. Dans Droit de passage en particulier, le hasard fait rudement bien les choses : non contents de tous tourner, physiquement et verbalement, autour d’un même thème (la nationalité américaine, comment l’obtenir, le prix à payer, à quel point il faut être fier de l’avoir…), les personnages (clandestins, étudiante voilée, fonctionnaires plus ou moins consciencieux des services de l’immigration…), pourtant dispersés dans l’immensité de Los Angeles, parviennent à tous se rencontrer fortuitement par les coups du sort — autrement appelés : facéties de scénario — les plus divers : meurtre, accident, adultère, fête de famille et j’en passe. Non seulement l’expédient perd toute crédibilité dès le deuxième effet « tiens, quelle surprise », mais il établit définitivement le film comme détaché de son « grand sujet » et tout attaché à montrer (et même la caméra suit, avec ses grands mouvements d’appareils démonstratifs enchaînant tout le monde à la petite mécanique narrative) comment il valse d’un personnage à l’autre, d’une sous-intrigue télévisuelle à l’autre.
« Masque sentencieux »
Car en ne faisant de son sujet de dissertation que le grain à moudre entre de petits drames qui pourraient susciter l’intérêt s’ils n’étaient, eux aussi, sèchement instrumentalisés pour l’entertainment (chantage sexuel, familles séparées, exclusion sociale… : tout cela traité avec le lourd professionnalisme de celui qui espère émouvoir en y étant lui-même complètement indifférent), Kramer ne fait, en guise d’expression d’une conscience du monde (comprendre : le monde au-delà des portes de Hollywood), qu’étaler consciencieusement la misère de la sienne. Sa conscience fait pourtant des efforts : elle a pour masque sentencieux la mine de deux mètres de long affichée sans relâche par un Harrison Ford surjouant la vieillesse usée et désabusée ; elle lève un doigt de premier de la classe lorsque le film fait mine de lancer un pavé dans la mare sous la forme d’un débat sur les motivations des terroristes du 11-Septembre, exposé à la va-vite avant d’être tout aussi vite rétracté derrière des questions de pure fiction. Les mimiques de Kramer pour s’élever au-dessus de son état de tâcheron, montrer que par-delà le classicisme des fictions il s’intéresse à ses personnages en tant que fragments d’humain et se pose des questions importantes, ne convainquent pas un seul instant : de ses multiples histoires croisées ne se dégagent strictement que des enjeux sans autre suite que des larmes de crocodile ou un regard moral conservateur, le tout préfabriqué et appelé moins à toucher qu’à conforter dans le conformisme (Taslima sera-t-elle expulsée ? Le fonctionnaire marié qui profite de la jolie mannequin sans visa sera-t-il puni ? Le vieux flic trouvera-t-il sa rédemption ? Ashley Judd satisfera-t-elle ses élans de générosité en adoptant un petit Africain ? Etc.). Et la seule chose qui intéresse le scénariste-réalisateur-connecteur de fils narratifs est d’arriver, justement, au bout de tous ses fils de façon satisfaisante pour tout le monde, pour lui le brillant raconteur d’histoires comme pour le public américain qu’il aura caressé dans le sens du poil. Une conclusion policière fera l’affaire, de préférence devant la bannière étoilée, au cours d’une cérémonie où le discours lénifiant complaisamment transmis par la réalisation tâchera de nier toutes les complexités artificiellement déployées précédemment. Des affres de l’opportunisme hollywoodien : même ses techniques éprouvées de narration à l’adresse du public, mises entre les mains d’artistes aux vues plus personnelles, ont su générer des choses passionnantes osant dépasser les cahiers des charges initiaux ; mais ici, entre les mains d’un tâcheron, il ne produit que le plus méprisable.