On aurait tendance à simplement cataloguer A Casa Nostra dans la série des films choraux tant l’intrigue et les protagonistes sont multiples. Mais Francesca Comencini, fille du récemment regretté Luigi, gagne en subtilité en ne se contentant pas de nouer des liens progressifs factices entre ses personnages. De la mafia milanaise à l’antenne de la brigade financière de la ville en passant par les connaissances et les sous-fifres, elle pose ses liens dès le départ, puis les analyse, les déploie sans jamais en faire un prétexte à la facilité scénaristique. Servi par une mise en scène diversifiée, A Casa Nostra est un film d’une grande maîtrise.
L’Italie a ses démons, les mêmes depuis quelques décennies. La spéculation financière et immobilière de Main basse sur la ville est toujours d’actualité. Mais Francesca Comencini n’a pas voulu faire un film entièrement tourné vers la dénonciation. La mafia milanaise ne sera donc jamais montrée dans sa violence ou dans sa criminalité de sang : comme toutes les émotions d’A Casa Nostra, les agissements de la mafia seront tapies dans l’ombre. La sœur de la réalisatrice de La Bête dans le cœur brasse beaucoup de thèmes : les détournements de fonds, le déséquilibre entre travail et intimité, le rapport parent/enfant, l’amour de l’autre comme suppôt de l’amour de soi… la liste est longue, mais elle est unifiée par un roi en ce monde : l’argent.
De la mère qui justifie la présence rare d’un fils en lui donnant un billet au mafioso qui paiera l’enfant dont sa femme rêve, l’argent semble être, en effet, le seul lien qui unit la galerie impressionnante de personnages. D’autres se grefferont, bien entendu, mais toujours en douceur, pour que l’évidence ne soit pas feinte ou trop construite. Rita (Valeria Golino, superbe de sensualité et de solitude) enquête sur Ugo, mariée à une femme qui pleure depuis sept ans son enfant mort-né. On rencontrera l’amant de Rita et les parents de ce dernier, un ancien serviteur d’Ugo et sa nouvelle conquête, un nouveau serviteur d’Ugo et ses conquêtes, sans que jamais le va-et-vient ne soit pesant. Car si le thème de l’argent est bien le ciment de ces histoires, Francesca Comencini en développe un tout autre à l’écran qu’est celui de la retenue.
Celle-ci est d’abord présente dans chaque personnage : Rita se retient d’aimer de trop près ou de trop exiger par peur de la fuite de Matteo ; Ugo retient sa tristesse de père tout en restant un requin de la finance ; les autres pêchent par orgueil, par lâcheté ou par pudeur. La retenue n’est donc pas seulement la générosité, elle est aussi le non-dit, le mensonge ou le chantage. Chacun finalement trouvera la place qu’il mérite, pour le meilleur ou pour le pire, sans que jamais Francesca Comencini n’insinue de morale propre ou de jugement direct. Elle aussi filme tout en retenue : usant des lumières mais aussi des flous, elle bouscule son image, son grain, et son cadre. La scène d’ouverture, par exemple, met en scène un déjeuner d’affaires frauduleuses entre des grands de la mafia milanaise. Le double jeu de chacun est flagrant dans le dialogue mais c’est surtout les différents angles que prend la caméra qui force l’esprit à envisager chaque être de toutes parts, et non seulement à le définir dans une seule position sociale, politique ou sentimentale. Les humains d’A Casa Nostra sont complets. Ce qui ne signifie ni limpides ni transparents.
Comme chaque chose en ce très bas monde, chaque être a sa part d’ombre. Et Francesca Comencini ne la révèle pas, mais ne la souligne pas plus que cela non plus. Sans établir de distance réelle ‑elle n’hésite pas à se rapprocher des bouches, des corps, des rides et des expressions, on saluera d’ailleurs une excellente direction d’acteurs‑, elle effleure les blessures de chacun, complexes, injustices, absences, en privilégiant notamment les scènes de nuit, et un son assez bas pour que l’on tende l’oreille, que l’on fasse l’effort de comprendre et d’imaginer. Le tableau ne s’en fait que plus noir, plus virulent parfois sur l’impossibilité de changer la donne politique ou la donne amoureuse. Mais cette noirceur ne balaye pas l’émotion. Elle la fait petite, fine, à peine perceptible, comme les mouvements gracieux et sans grandiloquence d’une caméra qui montre sans démontrer.
Toujours dans un entre-deux, de lumières, de sentiments ou de moralité, les personnages n’insufflent pas de neutralité fade ou de tiédeur politique, tout comme le travail de Francesca Comencini qui, sans jugement ou dénonciation abrupte, parvient à faire un film qui se suffit à lui-même. Qu’il s’agisse de violence physique ou morale, de cruauté étatique ou personnelle, elle choisit toujours la suggestion à la provocation. A Casa Nostra n’est ni un film politique, ni un thriller, ni une romance noire. C’est une œuvre qui s’attache à dépeindre des tranches de vie dans toute leur complexité, leur diversité et leur profondeur, même banale. Il y a donc fort à parier que ses prochains films n’auront plus besoin du sceau paternel pour voler de leurs propres ailes.