En une petite heure seulement, Drop of Sun nous plonge dans un petit bout de territoire qui semble comme abandonné. Dans ce quartier de Tbilissi, capitale géorgienne, constitué d’ensembles bétonnés aussi imposants qu’en friche, vit une partie de ce que la société géorgienne compte d’exclus, de communautés en marge. Des immigrés nigérians aux prostitués, il s’agit d’individus que l’on ne veut pas voir, que l’on relègue dans l’ombre, mais pas trop loin non plus étant donné finalement l’importance qui est la leur pour l’écosystème géorgien. Fournissant des corps et de la main d’œuvre bon marché en toute illégalité, ces individus apparaissent comme des rouages d’une société géorgienne hypocrite qui les exploite sans vergogne.
L’apocalypse du quotidien
Le quartier en question apparaît ici comme le décor d’un film que l’on pourrait qualifier de post-apocalyptique, si son aspect était la conséquence d’une guerre, d’une explosion nucléaire ou d’une catastrophe quelconque. Mais ce n’est même pas le cas. Nul besoin d’un événement extraordinaire pour que de tels espaces apparaissent à ce point sinistres. Les causes d’une tel état de fait résident tout simplement dans ce lent et inexorable processus de déshumanisation inhérent à toute métropole à l’ère de l’économie globalisée. On y voit de grands immeubles donc, reliés entre eux par des escaliers et des places, le tout s’effritant, comme si le béton était atteint d’un genre de lèpre. Quelques commerces, des éclairages qui clignotent et dont la faible lueur artificielle est à ce point sinistre que l’on en viendrait à souhaiter l’obscurité totale. Et puis bien sûr, difficile d’échapper à cette affreuse musique, à ces beats électroniques cheap ; comme si tout ce qui était censé mettre de la vie au milieu du béton ne réussissait qu’à produire l’effet contraire.
Le noir et blanc utilisé par la réalisatrice n’arrange bien sûr rien à l’affaire. Mais il n’est jamais là en vue de concocter des belles images glauques, de créer des contrastes expressionnistes, mais se pose sur le décor comme un filtre à la fois terne et lourd. D’ailleurs, il est intéressant d’observer le traitement de la mise en scène. Jamais, alors que le lieu s’y prêterait, la cinéaste ne s’appuie sur une caméra posée sur pied de façon à réaliser des cadres léchés à même d’exploiter le potentiel d’expressivité formelle d’un tel endroit. Jamais elle ne s’appuie sur les formes architecturales et les espaces en déformant les proportions pour mieux impressionner l’œil du spectateur, ni n’utilise la fixité du point de vue pour créer des lignes de fuite vertigineuse. La cinéaste ne cherche pas à esthétiser un lieu qui s’y prêterait pourtant totalement, et tente plutôt de retranscrire une forme de pesanteur, de banalité dans le sinistre, accentuée par le climat, la chaleur que l’on sent se déposer comme un poids supplémentaire sur les épaules des protagonistes. Sa caméra ne surplombe pas le monde qu’elle nous décrit, mais cherche à s’approcher au plus près de ces personnages, ce qu’avec tact et délicatesse elle parvient parfaitement à faire.
La solitude dans le groupe
Si ces personnages apparaissent liés à des groupes en raison de leur situation, le film isole au sein de chacune de ces entités un individu particulier de façon à mettre en lumière sa solitude. Plus qu’une technique narrative visant à extraire un personnage afin de créer un sentiment d’empathie plus fort vis-à-vis du spectateur, ce procédé laisse surtout apparaître que ces groupes ne sont pas solidaires, qu’il n’y a pas de concordance des luttes entre exclus. Les exclus se jugent et se rejettent. Les prostitués ne forment pas une famille unie, se tirent dans les pattes et font preuve d’un racisme abject vis-à-vis des immigrés. De même, la communauté nigériane se révèle incapable de se serrer les coudes au moment opportun, et le regard qu’elle porte sur les prostitués reste dépréciatif. Chacun est finalement ramené à sa solitude, et seul le désir de s’échapper, le désir d’un ailleurs, d’un voyage vers une Amérique fantasmée, permet à l’individu ayant fait le deuil de tout ancrage communautaire de se projeter et d’espérer.